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VOYAGE EN ORIENT.

sieurs cafés la même nuit. Ils donnent aussi des séances dans les harems, lorsque le mari, s’étant assuré de l’intérêt d’un conte, veut faire participer sa famille au plaisir qu’il a éprouvé. Les gens prudents s’adressent, pour faire leur marché, au syndic de la corporation des conteurs, qu’on appelle khassidéens ; car il arrive quelquefois que des conteurs de mauvaise foi, mécontents de la recette du café ou de la rétribution donnée dans une maison, disparaissent au milieu d’une situation intéressante, et laissent les auditeurs désolés de ne pouvoir connaître la fin de l’histoire.

J’aimais beaucoup le café fréquenté par mes amis les Persans, à cause de la variété de ses habitués et de la liberté de parole qui y régnait ; il me rappelait le café de Sarate du bon Bernardin de Saint-Pierre. On trouve, en effet, beaucoup plus de tolérance dans ces réunions cosmopolites de marchands des divers pays de l’Asie, que dans les cafés purement composés de Turcs ou d’Arabes. L’histoire qui nous avait été racontée était discutée à chaque séance entre les divers groupes d’habitués, car, dans un café d’Orient, la conversation n’est jamais générale, et, sauf les observations de l’Abyssinien, qui, comme chrétien, paraissait abuser un peu du jus de Noé, personne n’avait mis en doute les données principales du récit. Elles sont, en effet, conformes aux croyances générales de l’Orient ; seulement, on y retrouve quelque chose de cet esprit d’opposition populaire qui distingue les Persans et les Arabes de l’Yémen. Notre conteur appartenait à la secte d’Ali, qui est pour ainsi dire la tradition catholique d’Orient, tandis que les Turcs, ralliés à la secte d’Omar, représenteraient plutôt une sorte de protestantisme qu’ils ont fait dominer en soumettant tes populations méridionales.

Je retournai à Ildiz-Khan tout préoccupé des détails singuliers de la légende, et principalement du tableau qui venait de nous être fait de la chute posthume de Salomon. Je me représentais surtout les merveilles intérieures de cette montagne de Kaf, dont parlent si souvent les poëmes orientaux ; selon les