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LES NUITS DU RAMAZAN.

de poisson, et se glisse sans difficulté entre les centaines de vaisseaux de toutes nations qui remplissent l’entrée du port.

En dix minutes, on a atteint l’échelle opposée, qui correspond à Balik-Bazar, le marché aux poissons ; c’est là que nous fûmes témoins d’une scène extraordinaire. — Dans un carrefour étroit du marché, beaucoup d’hommes étaient réunis en cercle. Nous crûmes au premier abord qu’il s’agissait d’une lutte de jongleurs ou d’une danse d’ours. En fendant la foule, nous vîmes à terre un corps décapité, vêtu d’une veste et d’un pantalon bleus, et dont la tête, coiffée d’une casquette, était placée entre ses jambes, légèrement écartées. Un Turc se retourna vers nous et nous dit en nous reconnaissant pour des Francs :

— Il paraît que l’on coupe aussi les têtes qui portent des chapeaux.

Pour un Turc, une casquette et un chapeau sont l’objet d’un préjugé pareil, attendu qu’il est défendu aux musulmans de porter une coiffure à visière, puisqu’ils doivent en priant se frapper le front à terre, tout en conservant leur coiffure. — Nous nous éloignâmes avec dégoût de cette scène, et nous gagnâmes les bazars. Un Arménien nous offrit de prendre des sorbets dans sa boutique, et nous raconta l’histoire de cette étrange exécution.

Le corps décapité que nous avions rencontré se trouvait depuis trois jours exposé dans Balik-Bazar, ce qui réjouissait fort peu les marchands de poissons. C’était celui d’un Arménien, nommé Owaghim, qui avait été surpris, trois jours auparavant, avec une femme turque. En pareil cas, il faut choisir entre la mort et l’apostasie. — Un Turc ne serait passible que de coups de bâton. — Owaghim s’était fait musulman. Plus tard, il se repentit d’avoir cédé à la crainte ; il se retira dans les îles grecques, où il abjura sa nouvelle religion.

Trois ans plus tard, il crut son affaire oubliée et revint à Constantinople avec un costume de Franc. Des fanatiques le