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LES NUITS DU RAMAZAN.

sant des figures qu’il avait jadis entrevues dans les cavernes du Liban. Il devina la dynastie disparue des princes d’Hénochia. Il revit autour d’eux, accroupis, les cynocéphales, les lions ailés, les griffons, les sphinx souriants et mystérieux, espèces condamnées, balayées par le déluge, et immortalisées par la mémoire des hommes. Ces esclaves androgynes supportaient les trônes massif, monuments inertes, dociles, et pourtant animés.

Immobiles comme le repos, les princes fils d’Adam semblaient rêver et attendre.

Parvenu à l’extrémité de la lignée, Adoniram, qui marchait toujours, dirigeait ses pas vers une énorme pierre carrée et blanche comme la neige… Il allait poser le pied sur cet incombustible rocher d’amiante.

— Arrête !… s’écria Tubal-Kaïn. Nous sommes sous la montagne de Sérendib ; tu vas fouler la tombe de l’inconnu, du premier-né de la terre. Adam sommeille sous ce linceul, qui le préserve du feu. Il ne doit se relever qu’au dernier jour du monde ; sa tombe captive contient notre rançon. Mais écoute : notre père commun t’appelle.

Kaïn était accroupi dans une posture pénible ; il se souleva. Sa beauté est surhumaine, son œil triste, et sa lèvre pâle. Il est nu ; autour de son front soucieux s’enroule un serpent d’or, en guise de diadème… L’homme errant semble encore harassé.

— Que le sommeil et la mort soient avec toi, mon fils ! Race industrieuse et opprimée, c’est par moi que tu souffres. Héva fut ma mère ; Éblis, l’ange de lumière, a glissé dans son sein l’étincelle qui m’anime et qui a régénéré ma race ; Adam, pétri de limon et dépositaire d’une âme captive, Adam m’a nourri. l’enfant des Éloïms[1], j’aimai cette ébauche d’Adonaï, et j’ai mis au service des hommes ignorants et débiles l’esprit des génies

  1. Les Éloïms sont des génies primitifs que les Égyptiens appelaient les dieux ammonéens. Dans le système des traditions persanes, Adonaï ou Jéhovah (le dieu des Hébreux) n’était que l’un des Éloïms.