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VOYAGE EN ORIENT.

j’ai déjà l’expérience. Je m’élance à leur suite dans le couloir sombre, sans balancer, sans réfléchir, et me voilà dans une cour vaste et silencieuse, entourée de galeries, dominée par les mille dentelures des moucharabys.


VII — UNE MAISON DANGEREUSE


Les dames ont disparu dans je ne sais quel escalier sombre de l’entrée ; je me retourne avec l’intention sérieuse de regagner la porte ; un esclave abyssinien, grand et robuste, est en train de la refermer. Je cherche un mot pour le convaincre que je me suis trompé de maison, que je croirais rentrer chez moi ; mais le mot tayeb, si universel qu’il soit, ne me parait pas suffisant à exprimer toutes ces choses. Pendant ce temps, un grand bruit se fait entendre dans le fond de la maison, des saïs étonnés sortent des écuries, des bonnets rouges se montrent aux terrasses du premier étage, et un Turc des plus majestueux s’avance du fond de la galerie principale.

Dans ces moments-là, le pis est de rester court. Je songe que beaucoup de musulmans entendent la langue franque, laquelle, au fond, n’est qu’un mélange de toute sorte de mots des patois méridionaux, qu’on emploie au hasard jusqu’à ce qu’on se soit fait comprendre ; c’est la langue des Turcs de Molière. Je ramasse donc tout ce que je puis savoir d’italien, d’espagnol, de provençal et de grec, et je compose avec le tout un discours fort captieux.

— Au demeurant, me disais-je, mes intentions sont pures ; l’une au moins des femmes peut bien être sa fille ou sa sœur. J’épouse, je prends le turban ; aussi bien il y a des choses qu’on ne peut éviter. Je crois au destin.

D’ailleurs, ce Turc avait l’air d’un bon diable, et sa figure bien nourrie n’annonçait pas la cruauté. Il cligna de l’œil avec quelque malice en me voyant accumuler les substantifs les plus baroques qui eussent jamais retenti dans les échelles du Levant, et me dit, tendant vers moi une main potelée chargée de bagues :