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DRUSES ET MARONITES.

d’une danse d’almées, car je savais bien qu’il ne pousserait pas la courtoisie française jusqu’à me présenter à ses femmes ; mais je devais subir l’Europe jusqu’au bout. Nous descendîmes à une salle de billard où il fallut faire des carambolages jusqu’à une heure du matin. Je me laissai gagner tant que je pus, aux grands éclats de rire du pacha, qui se rappelait avec joie ses amusements de l’école de Metz.

— Un Français, un Français qui se laisse battre ! s’écriait-il.

— Je conviens, disais-je, que Saint-Jean-d’Acre n’est pas favorable à nos armes ; mais, ici, vous combattez seul, et l’ancien pacha d’Acre avait les canons de l’Angleterre.

Nous nous séparâmes enfin. On me conduisit dans une salle très-grande, éclairée par un cierge, placé à terre au milieu, dans un chandelier énorme. Ceci rentrait dans les coutumes locales. Les esclaves me firent un lit avec des coussins disposés à terre, sur lesquels on étendit des draps cousus d’un seul côté avec les couvertures ; je fus, en outre, gratifié d’un grand bonnet de nuit en soie jaune matelassée, qui avait des côtes comme un melon.


VI — CORRESPONDANCE (FRAGMENTS)


J’interromps ici mon itinéraire, je veux dire ce relevé, jour par jour, heure par heure, d’impressions locales, qui n’ont de mérite qu’une minutieuse réalité. Il y a des moments où la vie multiplie ses pulsations en dépit des lois du temps, comme une horloge folle dont la chaîne est brisée ; d’autres où tout se traîne en sensations inappréciables ou peu dignes d’être notées. Te parlerai-je de mes pérégrinations dans la montagne, parmi des lieux qui n’offriraient qu’une topographie aride, au milieu d’hommes dont la physionomie ne peut être saisie qu’à la longue, et dont l’attitude grave, la vie uniforme, prêtent beaucoup moins au pittoresque que les populations bruyantes et contrastées des villes ? Il me semble, depuis quelque temps, que je vis dans un siècle d’autrefois ressuscité par magie ; l’âge