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DRUSES ET MARONITES.

Hakem, qui avait écouté attentivement cette description, dit à son ami Yousouf :

— Sais-tu, frère, que ce que tu as vu là, ce sont les trésors d’Haroun-al-Raschid enlevés par les Fatimites, et qui ne peuvent se trouver que dans le palais du calife ?

— Je l’ignorais ; mais déjà, à la beauté et à la richesse de mon inconnue, j’avais deviné qu’elle devait être du plus haut rang ; que sais-je ? peut-être une parente du grand vizir, la femme ou la fille d’un puissant seigneur. Mais qu’avais-je besoin d’apprendre son nom ? Elle m’aimait ; n’était-ce pas assez ? Hier, lorsque j’arrivai au lieu ordinaire du rendez-vous, je trouvai des esclaves qui me baignèrent, me parfumèrent et me revêtirent d’habits magnifiques et tels que le calife Hakem lui-même ne pourrait en porter de plus splendides. Le jardin était illuminé, et tout avait un air de fête comme si une noce s’apprêtait. Celle que j’aime me permit de prendre place à ses côtés sur le divan, et laissa tomber sa main dans la mienne en me lançant un regard chargé de langueur et de volupté. Tout à coup elle pâlit comme si une apparition funeste, une vision sombre, perceptible pour elle seule, fût venue faire tache dans la fête. Elle congédia les esclaves d’un geste, et me dit d’une voix haletante ; « Je suis perdue ! Derrière le rideau de la porte, j’ai vu briller les prunelles d’azur qui ne pardonnent pas. M’aimes-tu assez pour mourir ? » Je l’assurai de mon dévouement sans bornes. « Il faut, continua-t-elle, que tu n’aies jamais existé, que ton passage sur la terre ne laisse aucune trace, que tu sois anéanti, que ton corps soit divisé en parcelles impalpables, et qu’on ne puisse retrouver un atome de toi ; autrement, celui dont je dépends saurait inventer pour moi des supplices à épouvanter la méchanceté des dives, à faire frissonner d’épouvante les damnés au fond de l’enfer. Suis ce nègre ; il disposera de ta vie comme il convient. » En dehors de la poterne, le nègre me fit mettre à genoux comme pour me trancher la tête ; il balança deux ou trois fois sa lame ; puis, voyant ma fermeté, il me dit que tout cela n’était qu’un