Page:Nerval - Voyage en Orient, I, Lévy, 1884.djvu/378

Cette page a été validée par deux contributeurs.
366
VOYAGE EN ORIENT.


V — L’INCENDIE DU CAIRE


Par une étrange raillerie dont l’esprit du mal pouvait seul concevoir l’idée, il arriva qu’un jour le Moristan reçut la visite de la sultane Sétalmule, qui venait, selon l’usage des personnes royales, apporter des secours et des consolations aux prisonniers. Après avoir visité la partie de la maison consacrée aux criminels, elle voulut aussi voir l’asile de la démence. La sultane était voilée ; mais Hakem la reconnut à sa voix, et ne put retenir sa fureur en voyant près d’elle le ministre Argévan, qui, souriant et calme, lui faisait les honneurs du lieu.

— Voici, disait-il, des malheureux abandonnés à mille extravagances. L’un se dit prince des génies, un autre prétend qu’il est le même qu’Adam ; mais le plus ambitieux, c’est celui que vous voyez là, dont la ressemblance avec le calife votre frère est frappante.

— Cela est extraordinaire en effet, dit Sétalmule.

— Eh bien, reprit Argévan, cette ressemblance seule a été cause de son malheur. À force de s’entendre dire qu’il était l’image même du calife, il s’est figuré être le calife, et, non content de cette idée, il a prétendu qu’il était dieu. C’est simplement un misérable fellah qui s’est gâté l’esprit comme tant d’autres par l’abus des substances enivrantes… Mais il serait curieux de voir ce qu’il dirait en présence du calife lui-même…

— Misérable ! s’écria Hakem, tu as donc créé un fantôme qui me ressemble et qui tient ma place ?

Il s’arrêta, songeant tout à coup que sa prudence l’abandonnait et que peut-être il allait livrer sa vie à de nouveaux dangers ; heureusement, le bruit que faisaient les fous empêcha que l’on n’entendît ses paroles. Tous ces malheureux accablaient Argévan d’imprécations, et le roi des dives surtout lui portait des défis terribles.

— Sois tranquille ! lui criait-il. Attends que je sois mort seulement ; nous nous retrouverons ailleurs.