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DRUSES ET MARONITES.

se renouveler après cinq milliers d’années (d’après leur compte), si l’un des surveillants ne les eût séparés à coups de nerf de bœuf, distribués d’ailleurs avec impartialité.

On se demandera quel était l’intérêt que prenait Hakem à ces conversations d’insensés qu’il écoutait avec une attention marquée, ou qu’il provoquait même par quelques mots. Seul maître de sa raison au milieu de ces intelligences égarées, il se replongeait silencieusement dans tout un monde de souvenirs. Par un effet singulier qui résultait peut-être de son attitude austère, les fous semblaient le respecter, et nul d’entre eux n’osait lever les yeux sur sa figure ; cependant quelque chose les portait à se grouper autour de lui, comme ces plantes qui, dans les dernières heures de la nuit, se tournent déjà vers la lumière encore absente.

Si les mortels ne peuvent concevoir par eux-mêmes ce qui se passe dans l’âme d’un homme qui tout à coup se sent prophète, ou d’un mortel qui se sent dieu, la Fable et l’histoire du moins leur ont permis de supposer quels doutes, quelles angoisses doivent se produire dans ces divines natures à l’époque indécise où leur intelligence se dégage des liens passagers de l’incarnation. Hakem arrivait par instants à douter de lui-même, comme le Fils de l’homme au mont des Oliviers, et ce qui surtout frappait sa pensée d’étourdissement, c’était l’idée que sa divinité lui avait été d’abord révélée dans les extases du hachich.

— Il existe donc, se disait-il, quelque chose de plus fort que celui qui est tout, et ce serait une herbe des champs qui pourrait créer de tels prestiges ? Il est vrai qu’un simple ver prouva qu’il était plus fort que Salomon, lorsqu’il perça et fit se rompre par le milieu le bâton sur lequel s’était appuyé ce prince des génies ; mais qu’était-ce que Salomon auprès de moi, si je suis véritablement Albar (l’Éternel) ?