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DRUSES ET MARONITES.

droites suppositions. Cependant il ne voyait pas de difficulté à ce qu’on donnât à celui-ci la liberté de se promener dans les cours.

— Est-ce que tous êtes aussi médecin ? dit le calife au docteur étranger.

— C’est le prince de la science, s’écria le médecin des fous ; c’est le grand Ebn-Sina (Avicenne), qui, arrivé nouvellement de Syrie, daigne visiter le Moristan.

Cet illustre nom d’Avicenne, le savant docteur, le maître vénéré de la santé et de la vie des hommes, — et qui passait aussi près du vulgaire pour un magicien capable des plus grands prodiges, — fit une vive impression sur l’esprit du calife. Sa prudence l’abandonna ; il s’écria :

— Ô toi qui me vois ici, tel qu’autrefois Aïssé (Jésus), abandonné sous cette forme et dans mon impuissance humaine aux entreprises de l’enfer, doublement méconnu comme calife et comme dieu, songe qu’il convient que je sorte au plus tôt de cette indigne situation. Si tu es pour moi, fais-le connaître ; si tu ne crois pas à mes paroles, sois maudit !

Avicenne ne répondit pas ; mais il se tourna vers le médecin en secouant la tête, et lui dit :

— Vous voyez !… déjà sa raison l’abandonne.

Et il ajouta :

— Heureusement, ce sont là des visions qui ne font de mal à qui que ce soit. J’ai toujours dit que le chanvre avec lequel on fait la pâte de hachich était cette herbe même qui, au dire d’Hippocrate, communiquait aux animaux une sorte de rage et les portait à se précipiter dans la mer. Le hachich était connu déjà du temps de Salomon : vous pouvez lire le mot hachichot dans le Cantique des Cantiques, où les qualités enivrantes de cette préparation…

La suite de ces paroles se perdit pour Hakem en raison de l’éloignement des deux médecins, qui passaient dans une autre cour. Il resta seul, abandonné aux impressions les plus contraires, doutant qu’il fût dieu, doutant même parfois qu’il fût