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DRUSES ET MARONITES.

raison peut-être,… si bien que je ne sais plus déjà même distinguer ce qui est rêve de ce qui est réalité.

— Le crois-tu ? dit Hakem avec inquiétude.

Puis, après un instant d’hésitation, il dit à son compagnon :

— Qu’importe ? Oublions la vie encore aujourd’hui.

Une fois plongé dans l’ivresse du hachich, il arrivait, chose étrange, que les deux amis entraient dans une certaine communauté d’idées et d’impressions. Yousouf s’imaginait souvent que son compagnon, s’élançant vers les cieux et frappant du pied le sol indigne de sa gloire, lui tendait la main et l’entraînait dans les espaces à travers les astres tourbillonnants et les atmosphères blanchies d’une semence d’étoiles ; bientôt Saturne, pâle, mais couronné d’un anneau lumineux, grandissait et se rapprochait, entouré des sept lunes qu’emporte son mouvement rapide, et dès lors qui pourrait dire ce qui se passait à leur arrivée dans cette divine patrie de leurs songes ? La langue humaine ne peut exprimer que des sensations conformes à notre nature ; seulement, quand les deux amis conversaient dans ce rêve divin, les noms qu’ils se donnaient n’étaient plus des noms de la terre.

Au milieu de cette extase, arrivée au point de donner à leurs corps l’apparence de masses inertes, Hakem se tordit tout à coup en s’écriant :

— Éblis ! Éblis !

Au même instant, des zebecks enfonçaient la porte de l’okel, et, à leur tête, Argévan, le vizir, faisait cerner la salle et ordonnait qu’on s’emparât de tous ces infidèles, violateurs de l’ordonnance du calife, qui défendait l’usage du hachich et des boissons fermentées.

— Démon ! s’écria le calife reprenant ses sens et rendu à lui-même, je te faisais chercher pour avoir ta tête ! Je sais que c’est toi qui as organisé la famine et distribué à tes créatures la réserve des greniers de l’État ! À genoux devant le prince des croyants ! Commence par répondre, et tu finiras par mourir.