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VOYAGE EN ORIENT.

jetèrent sur le blasphémateur, à qui ils eussent fait un mauvais parti, si Yousouf, le couvrant de son corps, ne l’eût entraîné à reculons jusqu’à la terrasse que baignait le Nil, quoiqu’il se débattit et criât comme un forcené. Ensuite, d’un coup de pied vigoureux donné au rivage, Yousouf lança la barque au milieu du fleuve.

Quand ils eurent pris le courant :

— Où faudra-t-il que je te conduise ? dit Yousouf à son ami.

— Là-bas, dans l’ile de Roddah, où tu vois briller ces lumières, répondit l’étranger, dont l’air de la nuit avait calmé l’exaltation.

En quelques coups de rames, ils atteignirent la rive, et l’homme au sayon noir, avant de sauter à terre, dit à son sauveur en lui offrant un anneau d’un travail ancien qu’il tira de son doigt :

— En quelque lieu que tu me rencontres, tu n’as qu’à me présenter cette bague, et je ferai ce que tu voudras.

Puis il s’éloigna et disparut sous les arbres qui bordent le fleuve. Pour rattraper le temps perdu, Yousouf, qui voulait assister au sacrifice du coq, se mit à couper l’eau du Nil avec un redoublement d’énergie.


II — LA DISETTE


Quelques jours après, le calife sortit comme à l’ordinaire de son palais pour se rendre à l’observatoire du Mokattam. Tout le monde était accoutumé à le voir sortir ainsi, de temps en temps, monté sur un âne et accompagné d’un seul esclave qui était muet. On supposait qu’il passait la nuit à contempler les astres, car on le voyait revenir au point du jour dans le même équipage, et cela étonnait d’autant moins ses serviteurs, que son père, Aziz-Billab, et son grand-père, Moëzzeldin, le fondateur du Caire, avaient fait ainsi, étant fort versés tous deux dans les sciences cabalistiques ; mais le calife Hakem, après avoir observé la disposition des astres et compris qu’aucun danger