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INTRODUCTION.

pais et sombre vin de Malte qu’on nous servait depuis deux jours à bord du bateau à vapeur. Je ne dédaignai donc pas d’entrer dans l’humble taverne qui, à d’autres heures, servait de rendez-vous commun aux garde-côtes anglais et aux mariniers grecs. La devanture peinte étalait, comme à Malte, des noms de bières et de liqueurs anglaises inscrits en or. Me voyant vêtu d’un makintosh acheté à Livourne, l’hôte se hâta de m’aller chercher un verre de wiskey ; je tâchai, quant à moi, de me souvenir du nom que les grecs donnaient au vin, et je le prononçai si bien, qu’on ne me comprit nullement, — À quoi donc me sert-il d’avoir été reçu bachelier par MM. Villemain, Cousin et Guizot réunis, et d’avoir dérobé à la France vingt minutes de leur existence pour faire constater tout mon savoir ? Le collège a fait de moi un si grand helléniste, que me voilà dans un cabaret de Cérigo à demander du vin, et aussitôt, remportant le wiskey refusé, l’hôte vient servir un pot de porter. Alors, je parviens à réunir trois mots d’italien, et, comme personne ne m’a jamais appris cette langue, je réussis facilement à me faire apporter une bouteille empaillée du liquide cythéréen.

C’était un bon petit vin ronge, sentant un peu l’outre où il avait séjourné, et un peu le goudron, mais plein de chaleur et rappelant assez le goût du vin asciuto d’Italie ; — ô généreux sang de la grappe !… comme t’appelle George Sand, à peine es-tu en moi, que je ne suis plus le même ; n’es-tu pas vraiment le sang d’un dieu ? et peut-être, comme le disait l’évêque de Cloyne, le sang des esprits rebelles qui luttèrent aux anciens temps sur la terre, et qui, vaincus, anéantis sous leur forme première, reviennent, dans le vin, nous agiter de leurs passions, de leurs colères et de leurs étranges ambitions !…

Mais non, celui qui sort des veines saintes de cette île, de la terre porphyreuse et longtemps bénie où régnait la Vénus Céleste, ne peut inspirer que de bonnes et douces pensées. Aussi n’ai-je plus songé dès lors qu’à rechercher pieusement les traces des temples ruinés de la déesse de Cythère ; j’ai gravi les