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LES FEMMES DU CAIRE.

content qu’en la voyant respirer à l’aise et sautiller sur le pont.

Le bâtiment s’était remis en route.

— Le diable soit de la poule ! dis-je à l’Arménien ; nous avons perdu une heure.

— Eh quoi ! vouliez-vous donc qu’il la laissât se noyer ?

— Mais j’en ai aussi, des poules, et je lui en aurais donné plusieurs pour celle-là !

— Ce n’est pas la même chose.

— Comment donc ! mais je sacrifierais toutes les poules de la terre pour qu’on ne perdît pas une heure de bon vent, dans un bâtiment où nous risquons demain de mourir de soif.

— Voyez-vous, dit l’Arménien, la poule s’est envolée à sa gauche, au moment où il s’apprêtait à lui couper le cou.

— J’admettrais volontiers, répondis-je, qu’il se fût dévoué comme musulman pour sauver une créature vivante ; mais je sais que le respect des vrais croyants pour les animaux ne va point jusque-là, puisqu’ils les tuent pour leur nourriture.

— Sans doute ils les tuent, mais avec des cérémonies, en prononçant des prières, et encore ne peuvent-ils leur couper la gorge qu’avec un couteau dont le manche soit percé de trois clous et dont la lame soit sans brèche. Si tout à l’heure la poule s’était noyée, le pauvre homme était certain de mourir d’ici à trois jours.

— C’est bien différent, dis-je à l’Arménien.

Ainsi, pour les Orientaux, c’est toujours une chose grave que de tuer un animal. Il n’est permis de le faire que pour sa nourriture expressément, et dans des formes qui rappellent l’antique institution des sacrifices. On sait qu’il y a quelque chose de pareil chez les israélites : les bouchers sont obligés d’employer des sacrificateurs (schocket) qui appartiennent à l’ordre religieux, et ne tuent chaque bête qu’en employant des formules consacrées. Ce préjugé se trouve avec des nuances diverses dans la plupart des religions du Levant. La chasse même n’est tolérée que contre les bêtes féroces et en punition