Page:Nerval - Voyage en Orient, I, Lévy, 1884.djvu/248

Cette page a été validée par deux contributeurs.
236
VOYAGE EN ORIENT.

un navire composé comme l’était le nôtre, pouvaient amener des scènes dignes d’une Odyssée moderne. Le destin m’a ôté cette chance d’intérêt en envoyant, ce soir-là, un léger zéphyr de l’ouest qui nous fit marcher assez vite.

J’étais, après tout, joyeux de cet incident, et je me faisais répéter par le capitaine l’assurance que, le lendemain matin, nous pourrions apercevoir à l’horizon les cimes bleuâtres du Carmel. Tout à coup des cris d’épouvante partent de la dunette.

Farqha el bahr ! farqha el bahr !

— Qu’est-ce donc ?

— Une poule à la mer !

La circonstance me paraissait peu grave ; cependant l’un des matelots turcs auquel appartenait la poule se désolait de la manière la plus touchante, et ses compagnons le plaignaient très-sérieusement. On le retenait pour l’empêcher de se jeter à l’eau, et la poule, déjà éloignée, faisait des signes de détresse dont on suivait les phases avec émotion. Enfin, le capitaine, après un moment de doute, donna l’ordre qu’on arrêtât le vaisseau.

Pour le coup, je trouvai un peu fort qu’après avoir perdu deux jours, on s’arrêtât par un bon vent pour une poule noyée. Je donnai deux piastres au matelot, pensant que c’était là tout le joint de l’affaire, car un Arabe se ferait tuer pour beaucoup moins. Sa figure s’adoucit, mais il calcula sans doute immédiatement qu’il aurait un double avantage à ravoir la poule, et en un clin d’œil il se débarrassa de ses vêtements et se jeta à la mer.

La distance jusqu’où il nagea était prodigieuse. Il fallut attendre une demi-heure avec l’inquiétude de sa situation et de la nuit qui venait ; notre homme nous rejoignit enfin exténué, et on dut le retirer de l’eau, car il n’avait plus la force de grimper le long du bordage.

Une fois en sûreté, cet homme s’occupait plus de sa poule que de lui-même ; il la réchauffait, l’épongeait, et ne fut