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LES FEMMES DU CAIRE.

sonnances de l’arabe ou du grec, dont mon oreille était fatiguée. Cette voix, c’était l’annonce lointaine de nouvelles populations, de nouveaux rivages ; j’entrevoyais déjà, comme en un mirage, la reine du Bosphore parmi ses eaux bleues et sa sombre verdure, et, l’avouerai-je ? ce contraste avec la nature monotone et brûlée de l’Égypte m’attirait invinciblement. Quitte à pleurer les bords du Nil, plus tard, sous les verts cyprès de Péra, j’appelais, au secours de mes sens amollis par l’été, l’air vivifiant de l’Asie. Heureusement, la présence, sur le bateau, du janissaire que notre consul avait chargé de m’accompagner m’assurait d’un départ prochain.

On attendait l’heure favorable pour passer le boghaz, c’est-à-dire la barre formée par les eaux de la mer luttant contre le cours du fleuve, et une djerme chargée de riz, qui appartenait au consul, devait nous transporter à bord de la Santa-Barbara, arrêtée à une lieue en mer.

Cependant la voix reprenait :

« Ah ! ah ! ah ! drommatina !
Drommatina dieljédélim !… »

— Qu’est-ce que cela peut signifier ? me disais-je. Cela doit être du turc.

Et je demandai au janissaire s’il comprenait.

— C’est un dialecte des provinces, répondit-il ; je ne comprends que le turc de Constantinople ; quant à la personne qui chante, ce n’est pas grand’chose de bon : un pauvre diable sans asile, un banian !

J’ai toujours remarqué avec peine le mépris constant de l’homme qui remplit des fonctions serviles à l’égard du pauvre qui cherche fortune ou qui vit dans l’indépendance. Nous étions sortis du bateau, et, du haut de la levée, j’apercevais un jeune homme nonchalamment couché au milieu d’une touffe de roseaux secs. Tourné vers le soleil naissant qui perçait peu à peu la brume étendue sur les rizières, il continuait sa chanson,