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VOYAGE EN ORIENT.


IV — DÉPART


Je quitte avec regret cette vieille cité du Caire, où j’ai retrouvé les dernières traces du génie arabe, et qui n’a pas menti aux idées que je m’en étais formées d’après les récits et les traditions de l’Orient. Je l’avais vue tant de fois dans les rêves de la jeunesse, qu’il me semblait y avoir séjourné dans je ne sais quel temps ; je reconstruisais mon Caire d’autrefois au milieu des quartiers déserts ou des mosquées croulantes ! Il me semblait que j’imprimais les pieds dans la trace de mes pas anciens ; j’allais, je me disais : « En détournant ce mur, en passant cette porte, je verrai telle chose !… » et la chose était là, ruinée mais réelle.

N’y pensons plus. Ce Caire-là gît sous la cendre et la poussière ; l’esprit et les progrès modernes en ont triomphé comme la mort. Encore quelques mois, et des rues européennes auront coupé à angles droits la vieille ville poudreuse et muette qui croule en paix sur les pauvres fellahs. Ce qui reluit, ce qui brille, ce qui s’accroît, c’est le quartier des Francs, la ville des Italiens, dès Provençaux et des Maltais, l’entrepôt futur de l’Inde anglaise. L’Orient d’autrefois achève d’user ses vieux costumes, ses vieux palais, ses vieilles mœurs, mais il est dans son dernier jour ; il peut dire comme un de ses sultans : « Le sort a décoché sa flèche : c’est fait de moi, je suis passé ! » Ce que le désert protège encore, en l’enfouissant peu à peu dans ses sables, c’est, hors des murs du Caire, la ville des tombeaux, la vallée des califes, qui semble, comme Herculanum, avoir abrité des générations disparues, et dont les palais, les arcades et les colonnes, les marbres précieux, les intérieurs peints et dorés, les enceintes, les dômes et les minarets, multipliés avec folie, n’ont jamais servi qu’à recouvrir des cercueils. Ce culte de la mort est un trait éternel du caractère de l’Égypte ; il sert du moins à protéger et à transmettre au monde l’éblouissante histoire de son passé.