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LES FEMMES DU CAIRE.

quarante siècles qui, d’après son calcul, le contemplaient à la tête de notre glorieuse armée.

Après avoir parcouru des yeux tout le panorama environnant, et lu attentivement ces inscriptions modernes qui prépareront des tortures aux savants de l’avenir, je me préparais à redescendre, lorsqu’un monsieur blond, d’une belle taille, haut en couleur et parfaitement ganté, franchit, comme je l’avais fait peu de temps avant lui, la dernière marche du quadruple escalier, et m’adressa un salut fort compassé, que je méritais en qualité de premier occupant. Je le pris pour un gentleman anglais. Quant à lui, il me reconnut pour Français tout de suite.

Je me repentis aussitôt de l’avoir jugé légèrement. Un Anglais ne m’aurait pas salué, attendu qu’il ne se trouvait sur la plate-forme de la pyramide de Chéops personne qui pût nous présenter l’un à l’autre.

— Monsieur, me dit l’inconnu avec un accent légèrement germanique, je suis heureux de trouver ici quelqu’un de civilisé. Je suis simplement un officier aux gardes de Sa Majesté le roi de Prusse. J’ai obtenu un congé pour aller rejoindre l’expédition de M. Lepsius, et, comme elle a passé ici depuis quelques semaines, je suis obligé de me mettre au courant… en visitant ce qu’elle a dû voir.

Ayant terminé ce discours, il me remit sa carte, en m’invitant à l’aller voir, si jamais je passais à Postdam.

— Mais, ajouta-t-il voyant que je me préparais à redescendre, vous savez que l’usage est de faire ici une collation. Ces braves gens qui nous entourent s’attendent à partager nos modestes provisions… et, si vous avez appétit, je vous offrirai votre part d’un pâté dont un de mes Arabes s’est chargé.

En voyage, on fait vite connaissance, et, en Égypte surtout, au sommet de la grande pyramide, tout Européen devient, pour un autre, un Frank, c’est-à-dire un compatriote ; la carte géographique de notre petite Europe perd, de si loin, ses nuances tranchées… Je fais toujours une exception pour les Anglais, qui séjournent dans une île à part.