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VOYAGE EN ORIENT.

avait eu pour second effet de me mettre en garde contre lui-même ; voilà ce qui m’avait conduit à cette position fâcheuse. Il s’agissait donc de prendre pour interprète quelqu’un de sûr, afin du moins de faire connaissance avec mon acquisition. Je songeai un instant à M. Jean, le mamelouk, homme d’un âge respectable ; mais le moyen de conduire cette femme dans un cabaret ? D’un autre côté, je ne pouvais pas la faire rester dans la maison avec le cuisinier et le barbarin pour aller chercher M. Jean. Et, eussé-je envoyé dehors ces deux serviteurs hasardeux, était-il prudent de laisser une esclave seule dans un logis fermé d’une serrure de bois ?

Un son de petites clochettes retentit dans la rue ; je vis à travers le treillis un chevrier en sarrau bleu qui menait quelques chèvres du côté du quartier franc. Je le montrai à l’esclave, qui me dit en souriant : Aioua ! ce que je traduisis par oui.

J’appelai le chevrier, garçon de quinze ans, au teint hâlé, aux yeux énormes, ayant, du reste, le gros nez et la lèvre épaisse des têtes de sphinx, un type égyptien des plus purs. Il entra dans la cour avec ses bêtes, et se mit à en traire une dans un vase de faïence neuve que je fis voir à l’esclave avant qu’il s’en servit. Celle-ci répéta aioua et, du haut de la galerie, elle regarda, bien que voilée, le manège du chevrier.

Tout cela était simple comme l’idylle, et je trouvai très-naturel qu’elle lui adressât ces deux mots : Talé bouckra ; je compris qu’elle l’engageait sans doute à revenir le lendemain. Quand la tasse fut pleine, le chevrier me regarda d’un air sauvage en criant :

At foulouz !

J’avais assez cultivé les âniers pour savoir que cela voulait dire : « Donne de l’argent. » Quand je l’eus payé, il cria encore : Bakchis ! autre expression favorite de l’Égyptien, qui réclame à tout propos le pourboire. Je lui répondis ; Talé bouckra ! comme avait dit l’esclave. Il s’éloigna satisfait. Voilà comme on apprend les langues peu à peu.