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LES FEMMES DU CAIRE.

avait l’idée de faire enlever l’homme et la femme pendant la nuit, et de les faire embarquer sur un vaisseau français ; mais le moyen de les transporter du Caire à Alexandrie ? Il faut cinq jours pour descendre le Nil. En les mettant dans une barque fermée, on risquait que leurs cris fussent entendus sur la route. En pays turc, le changement de religion est la seule circonstance où cesse le pouvoir des consuls sur les nationaux,

— Mais pour quoi faire enlever ces pauvres gens ? dis-je au consul ; en auriez-vous le droit au point de vue de la loi française ?

— Parfaitement ; dans un port de mer, je n’y verrais aucune difficulté.

— Mais si l’on suppose chez eux une conviction religieuse ?

— Allons donc, est-ce qu’on se fait Turc ?

— Vous avez quelques Européens qui ont pris le turban.

— Sans doute ; de hauts employés du pacha, qui autrement n’auraient pas pu parvenir aux grades qu’on leur a conférés, ou qui n’auraient pu se faire obéir des musulmans.

— J’aime à croire que, chez la plupart, il y a un changement sincère ; autrement, je ne verrais là que des motifs d’intérêt.

— Je pense comme vous ; mais voici pourquoi, dans les cas ordinaires, nous nous opposons de tout notre pouvoir à ce qu’un sujet français quitte sa religion. Chez nous, la religion est isolée de la loi civile ; chez les musulmans, ces deux principes sont confondus. Celui qui embrasse le mahométisme devient sujet turc en tout point, et perd sa nationalité. Nous ne pouvons plus agir sur lui en aucune manière ; il appartient au bâton et au sabre ; et, s’il retourne au christianisme, la loi turque le condamne à mort. En se faisant musulman, on ne perd pas seulement sa foi, on perd son nom, sa famille, sa patrie ; on n’est plus le même homme, on est un Turc ; c’est fort grave, comme vous voyez.

Cependant le consul nous faisait goûter un assez bel assortiment de vins de Grèce et de Chypre dont je n’appréciais que difficilement les diverses nuances, à cause d’une saveur pro-