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des voleurs l’avaient mis dans cet état. Elle le garda toute la journée et lui fit à manger. Vers le soir, il s’aperçut d’un certain air de soupçon qui lui fit penser à chercher un asile plus sûr… Il s’était rencontré déjà avec quelques-uns de ces beaux-esprits du Marais qui fréquentaient l’hôtel de Ninon de Lenclos, alors âgée de près de quatre-vingts ans, et qui faisait encore des passions, en dépit des lettres de madame de Sévigné. Les hôtels du Marais étaient le dernier asile de l’opposition bourgeoise et parlementaire. Quelques personnes de la noblesse, derniers débris de la Fronde, se faisaient voir parfois dans ces vieilles maisons, dont les hôtels déserts regrettaient encore les jours où les conseillers de la grande chambre et des Tournelles traversaient la foule en robe rouge, salués et applaudis comme des sénateurs romains du parti populaire.

Il y avait, dans l’île Saint-Louis, un petit établissement qu’on appelait le café Laurent. Là se réunissaient les modernes épicuriens qui, sous le voile du scepticisme et de la gaieté, cachaient les débris d’une opposition sourde et patiente, comme Harmodius et Aristogiton cachaient leurs épées sous des roses.

Et ce n’était pas peu de chose alors que ces pointes philosophiques aiguisées par les disciples de Descartes et de Gassendi. Ce parti était fortement surveillé ; mais, grâce à la protection de quelques grands seigneurs, tels que d’Orléans, Conti et Vendôme ; grâce aussi à ces formes spirituelles et galantes qui séduisent même la police ou qui l’abusent aisément, les néo-frondeurs étaient généralement laissés en paix ; seulement, la cour pensait les flétrir en les appelant la cabale.

Fontenelle, Jean-Baptiste Rousseau, Lafare, Chaulieu s’étaient montrés par moments au café Laurent. Molière y avait paru antérieurement ; Boileau était trop vieux. Les anciens habitués parlaient là de Molière, de Chapelle et de ces soupers d’Auteuil, qui avaient été le centre des premières réunions.

La plupart des habitués du café étaient encore les commensaux de cette belle Ninon, qui habitait rue des Tournelles et qui mourut à quatre-vingt-six ans, laissant une pension de deux