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d’un homme. Elle n’avait point de traits, mais un air de vivacité et d’assurance, et quelque chose d’affecté dans la prononciation.

» Je voulus répondre : « Seigneur, j’ai un frère… » Je n’eus pas le temps d’en dire davantage.

» — Ah ! ciel ! s’écria la tête femelle qui m’avait apostrophée la première, voici encore une conteuse et une histoire ; nous n’avons pas été assez assommés de récits. Bâillez, madame, et laissez là votre frère. Qui est-ce qui n’a pas de frère ? Sans ceux que j’ai, je régnerais paisiblement et ne serais pas où je me trouve.

» — Seigneur, dit la grosse tête apostrophée, vous vous faites connaître bien tôt pour ce que vous êtes, pour la plus mauvaise tête…

» — Ah ! interrompit l’autre, si j’avais seulement mes membres !…

» — Et moi, dit l’adversaire, si j’avais seulement mes mains !… Et, d’ailleurs, me disait-il, vous pouvez vous apercevoir que ce qu’il dit ne saurait passer le nœud de la gorge.

» — Mais, disais-je, ces disputes-ci vont trop loin.

» — Eh ! non, laissez-nous faire ; ne vaut-il pas mieux se quereller que de bâiller ? À quoi peuvent s’occuper des gens qui n’ont que des oreilles et des yeux, qui vivent ensemble face à face depuis un siècle, qui n’ont nulle relation ni n’en peuvent former d’agréables, à qui la médisance même est interdite, faute de savoir de qui parler pour se faire entendre, qui…

» Il en eût dit davantage ; mais voilà que tout à coup il nous prend une violente envie d’éternuer tous ensemble ; un instant après, une voix rauque, partant on ne sait d’où, nous ordonne de chercher nos membres épars ; en même temps, nos têtes roulent vers l’endroit où ils étaient entassés. »

N’est-il pas singulier de rencontrer dans un poëme héroïcomique de la jeunesse de l’auteur, cette sanglante rêverie de têtes coupées, de membres séparés du corps, étrange asso-