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halles mêle ses exhalaisons malsaines aux parfums enivrants des boudoirs. Par exemple, voici le vieux pont Neuf vu de nuit, et, plus haut, la Samaritaine ; des voleurs cachés sous l’arche Marion évitent la clarté de la lune ; un fiacre s’est arrêté sur le pont ; une femme qui en sort est précipitée dans l’eau noire ; un gentilhomme se penche sur le parapet, un autre s’élance de la portière ouverte. — Qui n’a vu partout cette gravure ? Qui ne s’est demandé : « Que signifie cela ? » En faut-il plus pour le succès ? Les romans de Restif n’ont pas dû leur vogue à ces seuls moyens, dont ses contemporains d’ailleurs ne se faisaient pas faute. Il peignait souvent avec feu, quelquefois avec grâce et avec esprit, les mœurs des classes bourgeoises et populaires. Le peu qu’il savait du monde lui venait de ses fréquentations avec Beaumarchais, La Reynière et la comtesse de Beauharnais, puis encore de certains salons mixtes entre la robe et la noblesse, où il fut reçu quelquefois par curiosité ; mais ce sont les mœurs des classes bourgeoises et populaires que peignent principalement ses romans, ses nouvelles, et ses longues séries de contes connus sous le titre des Contemporaines, des Parisiennes, des Provinciales, qui firent les délices de la province et de l’étranger longtemps après que Paris les eut oubliés.

Nous avons jusqu’ici séparé, pour ainsi dire, dans Restif, l’écrivain de l’homme. Il nous reste à montrer cette étrange nature sous un dernier aspect, à raconter cette vie littéraire qui, dans ses écarts et ses bizarreries, reflète le cynisme du xviiie siècle et présage les excentricités du xixe. Ce qu’on connaît de l’homme nous aidera d’ailleurs à mieux apprécier le procédé du conteur. On s’assurera sans peine que tous les romans que Restif a écrits ne sont, avec quelques modifications et les noms changés, que des versions diverses des aventures de sa vie. À l’en croire, toutes ses héroïnes auraient été ses maîtresses ; le nombre même en est tel qu’il en a composé un calendrier, et que les trois cent soixante-cinq notices consacrées aux principales remplissent tout un volume. Quelle fa-