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de celles qui ont été par toi malheureuses et perdues ! » Il se remit et descendit au jardin. Sara cueillait des roses avec une joie enfantine et en formait des bouquets qu’elle distribuait aux dames de la société. M. de la Montette, voyant venir Nicolas, l’emmena dans une allée et lui parla avec une telle affabilité, qu’il semblait n’avoir conçu aucune idée d’une rivalité possible entre eux deux. Ils parlèrent longtemps de la jeune fille ; Nicolas ne put s’empêcher de la louer avec enthousiasme. Toute l’imagination de l’écrivain se déploya dans ce panégyrique ; le cœur y joignait aussi tout le feu dont il brûlait encore. M. de la Montette, étonné, dit à Nicolas :

— Mais vous l’aimez donc ?

— Je l’adore ! répondit celui-ci.

— Pourtant sa mère m’avait dit que vous n’aviez pour cette enfant qu’une amitié toute paternelle… J’aurais pensé plutôt, d’après les âges, qu’un sentiment assez tendre pour Mme Léeman, qui est belle encore…

— Moi !… s’écria Nicolas vivement offensé.

Et, regardant en face M. de la Montette, il se dit : « Mais cet homme a presque mon âge !… Quoi ! pour cinq ou six ans de différence, il me croit incapable d’être son rival près d’une jeune fille ! » Toutefois, il se contint, mais l’aigreur de la jalousie et de l’amour-propre blessé changea entièrement le ton de sa conversation. Tout son ressentiment éclata dans ce qu’il dit de la mère. Il raconta les amours du jeune Delarbre, la proposition de vingt mille francs faite par M. de Vesgon, et qui avait failli être acceptée… Il fit plus : il trahit sa propre position, les sacrifices qu’il avait faits, l’amour de Sara tant de fois juré, les rendez-vous, les parties de spectacle, les lettres écrites… Maintenant, s’écria-t-il enfin, je vois que j’ai été joué, trompé… comme vous allez l’être !

— Trompé ! dit M. de la Montette, pourquoi donc ? J’ai de l’expérience, et j’avais compris tout cela.

— Quoi vous souffririez qu’une mère vous vendît sa fille ?

— Mais non, mon cher, je n’achète pas l’amour.