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Quelle joie ! quel délire dans ce premier jour de liberté ! Le voilà qui sort à la pointe du jour du clos de Labretone, suivi des trois gros chiens Pinçard, Robillard et Friquet. Les deux plus forts moutons portaient sur leur dos les provisions de la journée avec la bouteille d’eau rougie et le pain pour les chiens. Le voilà libre, libre dans la solitude ! Il respire à pleine poitrine ; pour la première fois, il se sent vivre… Les nuages blancs qui glissent dans le ciel, la bergeronnette qui se balance sur les taupinières, les fleurettes d’automne sans feuilles et sans parfums, le chant de l’œnante solitaire, si monotone et si doux, les prés verts baignés au loin par la brume, tout cela le jette dans une douce rêverie. En passant près d’un buisson où Jaquot, deux mois auparavant, lui avait montré un nid de linotte, il pense au pauvre berger qu’il remplace et aux dangers qu’il court dans son périlleux voyage. Ses yeux se mouillent de larmes, sa tête s’exalte, et pour la première fois il se prend à rimer des vers sur l’air des pèlerins de Saint-Jacques, qu’il avait entendu chanter à des mendiants :

Jaquot est en pèlerinage — à Saint-Michel ;
Qu’il soit guidé dans son voyage — par Raphaël !
Nous n’irons plus garder ensemble — les blancs moutons :
Jaquot va par le pont qui tremble — chercher pardons.

Voilà le premier pas fait dans une route dangereuse ; Nicolas s’est trompé sur son goût pour la solitude… Ce goût n’annonçait pas un berger, mais un poète. Malheur aux moutons, qu’il entraîne dans les endroits les plus sauvages et les moins riches en pâture ! Il aime les ruines de la chapelle Sainte-Madeleine et y revient souvent, sous prétexte d’y cueillir des mûres sauvages ; le fait est que ce lieu lui inspire des pensées douces et mélancoli-