rente avaient négligé l’éducation religieuse et sociale, pour qui l’entraînement était venu, irrésistible, sous la forme d’un penchant immodéré pour les boissons alcoolisées, et à qui s’offraient avec complaisance les occasions tentantes de satisfaire leur cupidité naturelle, au détriment de la morale et du prochain.
Envoyés chez le Professeur Renouard par un bureau de placement, ils avaient été acceptés de confiance, grâce aux excellents certificats, œuvre d’un faussaire à prix réduits, qu’ils exhibaient audacieusement.
Cependant, peu après le passage de René, une scène fort édifiante sur la triste mentalité de ce couple de serviteurs, se déroulait dans le salon de l’illustre docteur : Polyte Boireau, vautré dans un fauteuil moelleux, lisait un magazine en tirant désespérément sur une bouffarde si récalcitrante qu’il dut renoncer à en achever la consommation, non sans maugréer :
— Décidément, ce tabac ne vaut pas une chique !… Si je m’offrais un cigare ?
Sans même abandonner sa pose bovine, il sortit d’un tiroir une caissette de londrès, en choisit un, le huma, le fit craquer à son oreille, en trancha l’extrémité d’un coup d’incisives et l’alluma en constatant :
— Le bourgeois a du goût dans le choix de son tabac ; ses cigares sont les meilleurs que je connaisse. Aussi, je n’en fume jamais d’autres !
Et, tandis qu’il aspirait de voluptueuses bouffées, l’enchaînement des idées provoqua en lui un nouveau désir :
— Son cognac aussi, reconnut-il, est le plus agréable que j’aie jamais goûté !
Et, joignant le geste à la parole, il ouvrit une petite armoire à liqueurs, en sortit un carafon et un verre, puis se servit une rasade copieuse, en concluant :
— Aussi, je n’en bois jamais d’autre !
Comme si ses narines eussent capté les enivrants effluves de son parfum favori, Zénobie fit son apparition et s’enquit en minaudant :
— Bon quoi ! on paye donc pas la traite à sa petite femme ?
Polyte étant sans doute dans un moment d’humeur galante, répliqua d’un ton enjoué :
« Si tu veux, amour !… Pour ce que ça me coûte… ! »
Puis, ayant servi sa chère et tendre, il lança le traditionnel :
— Salut !
Auquel Zénobie répondit avec âme et sentiment :
— À nos amours !
Ayant vidé leur verre, ils s’installèrent confortablement pour mieux goûter la béatitude du moment, que Polyte ne put s’empêcher d’extérioriser par ces mots :
— Ah ! il y a pas à dire !… On fait une belle vie, ici !
Cette phrase malchanceuse eut le dont d’abattre l’humeur joviale de la douce Zénobie et de réveiller en elle un flot de rancœurs assoupies ; aussi répliqua-t-elle d’un ton aigre :
— Tu penses ça, toi ?
Cette réplique sonnait comme le signal d’un combat dont il était certain de sortir vaincu ; aussi le pauvre homme, sentant qu’il avait fait une gaffe, s’y enferra irrémédiablement en voulant l’esquiver, et balbutia, assez penaud et déconcerté :
— Dame !… On est toujours mieux que chez ce vieux grigou de père Fouinard !… En voilà un qui laissait pas traîner son cognac, ni ses cigares !…
— C’est vrai que c’était pas mal « dry » admit Zénobie, mais ça payait, en dernier !
— Ça payait si tu veux, répartit Polyte, que la digestion de son verre de cognac rendait plus audacieux que de coutume, ça payait, mais parce que tu lui extorquais de l’argent en le faisant chanter !
— Qu’c’-qu’ ça fait, d’abord qu’ça paye ?… philosopha Madame Boireau. Du moment qu’on savait que le vieux gagnait une fortune à acheter, puis revendre du « stuff » volé, on aurait été des « mosus » de fous de pas se faire payer !…
— En tout cas, il a pas marché longtemps, le vieux renard ; quand il a vu que « t’ambitionnais », ça y a pas pris de temps à nous tendre un piège !… À fallu choisir entre l’ombre de la prison et le soleil de la route !
— Par ta faute, glapit la femme, dont la colère montait ; par ta faute !… T’as toujours peur !…
— C’est pas que j’aie peur,… mais je crains !… Tiens, ici même, je pense tout le temps qu’on finira par apprendre que nos certificats étaient faux !… Alors…
— Bah ! tu fais rien que trembler !… Ah ! si j’étais un homme !…
— Qu’c’que’tu ferais, si t’étais un homme ?…
— N’importe quoi !… Je ne reculerais devant rien pour devenir riche !… Mais toi, t’es pas un homme !
— Cependant !…
— T’es rien qu’une poule mouillée, que je te dis !… Et c’est pour ça qu’on s’éreinte à travailler du matin au soir, au lieu de se promener en « machine » comme la patronne !
Polyte poussa un soupir de soulagement, car Zénobie venait de trouver un dérivatif à sa colère. La patronne, c’est l’être détesté, qui achète votre servitude, qui a le droit de vous commander et de vous molester parce que Dame Fortune l’a favorisée plus que vous. Quand Zénobie était sur le chapitre de la patronne, Polyte pouvait respirer en paix ; elle oubliait de l’attaquer, réservant tous ses anathèmes pour l’être exécré :
— Ah ! en voilà une qui se la coule douce !… Ça passe son temps en machine et dans les magasins ou les « five o’clock teas » et pis ça reçoit des gigolos quand le bourgeois est absent !…
— Oh ! tu exagères, Zénobie, tu exagères !
— Oui ?… Et le petit jeune homme de tout à l’heure ! Qu’est-ce que c’est ?… Son petit frère, peut-être ?
— Pourquoi pas ?… D’ailleurs, il avait pas rendez-vous avec la patronne, puisqu’elle était pas là pour le recevoir !
— Naturellement, elle y est jamais !… Madame se promène !… Madame se montre !… Y a pas de justice, que je te dis !… Quand je vois ça, ça me choque assez !… Tiens, passe un coup pour me remettre !
Polyte était très obéissant de nature et la crainte de son irascible épouse l’aurait fait passer par un trou de souris, mais il craignait aussi