CHAPITRE I
LES COUPS DU DESTIN
Arrête !…
Tu t’es levé trop gaiment, ce matin
Peut-être le destin, le froid destin,
Te guette.
En fredonnant, René d’Anjou achevait sa toilette.
Pourquoi n’aurait-il pas fredonné ?
L’Avenir lui souriait.
Fils d’une honorable famille bourgeoise (malgré l’apostrophe nobiliaire de son nom,) il avait fait des études solides qui eussent pu l’orienter vers une profession libérale : intelligent et bien éduqué, il eût été capable, en spécialisant son instruction, de devenir un excellent médecin, un avocat adroit, un écrivain délicat. Cependant, le commerce l’avait séduit et, caissier d’une importante maison d’exportation, à vingt-deux ans, il pouvait escompter une carrière fructueuse, sinon brillante.
Une seule tache au tableau : l’année précédente, il avait eu le malheur de perdre son père, mais, bien que ce deuil l’eût profondément affecté, ses regrets s’estompaient peu à peu, emportés dans le tourbillon des préoccupations journalières et surtout dans l’impétueux ouragan de ses rêves d’avenir.
D’ailleurs, ne lui restait-il pas, pour l’épanchement de sa tendresse, sa bonne mère, son excellente mère, qui avait toujours tenu la plus grande place dans ce cœur de jeune homme ?… N’avait-il pas aussi sa sœur Henriette, également bonne et charmante, à peine plus âgée que lui et mariée au Professeur Renouard, un des chirurgiens les plus renommés de Montréal ?
Et Marcelle Dechênes qu’il devait épouser prochainement, n’était-elle pas une délicieuse jeune fille ? Enfin, ce premier soleil de juin n’inondait-il pas son appartement de rayons vivifiants, le meilleur remède contre l’hypocondrie ?
Il fredonnait tandis qu’il ajustait, devant le miroir, un nœud gris à pois bleus, complétant agréablement l’ensemble de bon goût formé d’un complet gris pâle, dont la trame s’agrémentait d’une minuscule rayure bleue, en diagonale, de souliers noirs, simples mais de bonne marque,