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LE CRIME D’UN PÈRE

Le professeur le regarda surpris, disant avec une nuance de sévérité :

— Il n’y a pas de misérable, mais un mourant qu’il faut tenter de sauver. Venez, René, ou j’irai seul !

René luttait entre le devoir et la haine, les yeux fixés sur le charmant visage de la jeune infirmière :

— Mais songez, Pauline, qu’il me serait impossible de soigner un homme qui vous a fait tant souffrir !… Ma main tremblerait !… Et vous-même, maître, êtes-vous bien sûr de pouvoir contrôler vos doigts ?

— Dieu les guidera ! répondit le maître avec grandeur. Allons, viens, mon petit, il n’y a plus de rancune devant le devoir !

Il fut immédiatement récompensé par le regard de tendre admiration qu’il reçut d’Henriette, avec ces paroles :

— Tu as raison, mon ami. Cet homme doit être sauvé et sauvé par ses victimes ! Soyez vaillants !… Soyez forts !… Et Dieu, qui nous envoie cette épreuve, comblera nos vœux !

— Merci, Henriette !

Dit simplement le professeur, puis se tournant vers les jeunes gens avec un geste de chef paternel :

— Allons, mes enfants à l’ouvrage !

Ils allaient sortir lorsqu’une exclamation de joie les fit retourner. Henriette regardait son mari avec tant de fierté amoureuse qu’il ouvrit ses bras. Elle vint s’y blottir, en murmurant :

— Étienne, pour que ta main ne tremble pas… je te pardonne !

CHAPITRE III

APOTHÉOSE


Trois mois s’écoulèrent sans apporter de brusques changements dans la maison des Renouard.

Sans doute, Henriette était redevenue la compagne aimante et dévouée de son mari, mais, malgré l’amour sans bornes, sans réserves que lui témoignait celui-ci, elle ne pouvait, ni ne voulait, éloigner de son âme, la hantise mélancolique de l’enfant perdu. Cependant, sa douleur n’était plus farouche, ni tragique, comme au temps de son retour à la raison. Elle se sentait entourée de tant de sollicitude, de tendresse, qu’elle éprouvait comme un repos, comme une accalmie dans la tourmente de sa vie. Ainsi qu’un naufragé ayant perdu l’un des siens dans la tempête et se trouvant tout à coup sauvé, soigné, dorloté, elle jouissait d’une impression de chaleur, de bien-être, de réconfort, qui, sans lui faire oublier son chagrin, en atténuait la violence.

Outre l’adoration de son époux, elle jouissait du profond amour fraternel de René, de l’affectueuse gentillesse de Pauline et, surtout, de l’infinie tendresse de Jean, que, peu à peu, elle se prenait à considérer comme son propre fils.

L’enfant, de son côté, se trouvait parfaitement heureux, trouvant en Monsieur et Madame Renouard des parents véritables, qui le choyaient et à qui il avait donné tout son cœur. Son affection pour Greluchette, qu’il avait pu confondre un moment avec l’amour, jaloux et passionnel, reprenait ses justes proportions d’amitié fraternelle et c’est avec une tristesse dénuée d’amertume qu’il voyait de tendres liens se former entre sa petite camarade et leur sauveur.

En effet, René et Greluchette s’aimaient. Greluchette, ou plutôt Pauline continuait merveilleusement sa métamorphose de fillette souffreteuse en superbe jeune fille. Elle savait maintenant quel nom donner au doux sentiment qui s’était glissé dans son cœur quand elle avait connu René, qui s’y ancrait chaque jour plus profondément et de manière plus précise. Le printemps de sa vie était tout ensoleillé des chauds rayons émanés de l’amour.

René d’Anjou, n’osant fonder trop d’espérances sur l’avenir, goûtait néanmoins la douceur du présent. Il n’avait pas été sans remarquer les rougeurs subites, sans surprendre les regards attendris de la jeune fille et son cœur blasé se réchauffait au voisinage de ce cœur tout neuf, gonflé d’une sève forte et juvénile. De plus, bien qu’en raison de la différence entre leurs âges, il observait la plus discrète réserve, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’aimée, épousée, protégée et dorlotée par lui, Pauline aurait enfin le vrai bonheur, tout ce dont elle avait été privée jusqu’à ce jour. Sans fatuité, il se disait que l’avenir de l’orpheline, sans autres ressources que son travail, n’était pas des plus brillants et qu’elle trouverait en lui un parti acceptable.

Sans qu’aucun terme de tendresse ne fût jamais prononcé par eux, ces deux êtres, que la détresse morale avait rapprochés, s’aimaient un peu plus chaque jour et, à leur insu, vivaient un vrai roman d’amour.

Quant à Monsieur Renouard, sans oublier l’absent, qu’il faisait toujours rechercher avec ardeur, il sentait sa vieillesse adoucie par les joies paisibles de la vie de famille et par le succès de son récent triomphe sur la Mort. En effet, le misérable Polyte, à qui Dieu voulait sans doute donner l’occasion de racheter son passé et de mourir chrétiennement, grâce aussi à l’intervention hardie du maître chirurgien, avait survécu, et venait de quitter l’hôpital.

 

Alors que l’Europe, peu habituée ni préparée aux froids excessifs, avait connu, cette année-là de véritables hécatombes dues à la chute de la température, le Canada avait joui d’un hiver relativement doux.

Le 1er avril, la débâcle des glaces et la fonte des neiges étaient déjà choses du passé. La terre, libérée de son linceul, chantait déjà l’hymne du printemps, sous un soleil radieux.

René, revenu de bonne heure de sa visite à l’hôpital, avait emmené sa sœur faire une promenade en automobile dans l’élégant quartier de Westmount.

La pauvre femme, bientôt lasse avait demandé à rentrer et tous deux méditaient tandis que la voiture glissait silencieusement sur la rue Sherbrooke.

Pour René surtout, ce n’était pas la rue Sherbrooke de ce mois de juin où la joie turbulente de la nature et des gens avaient exaspéré sa douleur ; ce n’était pas non plus celle de ces froids et mornes matins d’octobre où il rêvait