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LE CRIME D’UN PÈRE

et, sans s’en rendre compte, chacun donnait à l’autre l’illusion de ce qui lui manquait.

— Eh bien ! demanda René, comment va notre chère malade aujourd’hui ?

— Oh ! je vais très bien !… Comment en serait-il autrement ? Je suis si bien soignée. Mais, hélas ! ma mémoire remet à vif toutes les épreuves de ma vie brisée. Quinze ans de misère et de privations avec, au cœur, cette unique pensée : retrouver l’enfant arraché à mon affection !… Pauvre petit !… Qu’est-il devenu ?… Mort, peut-être !… Il aurait quinze ans aujourd’hui !… Il serait grand et beau comme toi, Freluquet.

— Il faut espérer, madame, disait l’enfant avec tendresse. D’abord, je prierai tous les soirs pour qu’il vous soit rendu !… Quelle joie ce sera pour lui !… Songez donc !… Tout à coup retrouver sa maman, sa vraie maman !… Peut-être que comme Greluchette et moi, il pleure souvent de ne pas avoir une maman !… Peut-être que, comme nous, il a été élevé par de méchantes gens qui le rudoyaient !… Peut-être n’avait-il pas de nom chrétien, mais seulement un sobriquet, comme Freluquet… ou Greluchette !

— Pauvre enfant !

— Ce doit être si bon de pouvoir dire : Maman !… et de s’entendre répondre : Jean-Paul !

— Oui, si doux de dire : Mon petit Jean-Paul et de l’entendre murmurer : Maman !

Comme dans un rêve, Freluquet répétait :

— Maman !… ma petite maman !… et Madame Renouard murmurait :

— Jean-Paul ! Mon petit Jean-Paul chéri !

Sans y prendre garde, elle se penchait vers lui, leurs têtes se touchaient. Elle passa le bras autour de son cou et l’attira vers elle, répétant avec extase :

— Oh ! dis-le encore : Maman !

— Maman !… Petite maman chérie !

— Mon petit Jean-Paul !

Ils restèrent un moment enlacés, prolongeant l’étreinte comme s’ils avaient craint, en la relâchant, de voir le rêve s’effacer.

René, ému, s’était éloigné un peu et, devant la joie de Freluquet, pensait à Greluchette.

Henriette eut une généreuse pensée :

— Cela t’ennuie, dit-elle, quand on t’appelle Freluquet ?

— C’est un nom bête, qu’on m’a donné pour se moquer !… Et puis, il me rappelle tant de mauvais souvenirs… ! Mais il faut bien qu’on m’appelle par ce nom-là, puisque je n’en ai pas d’autres.

— Alors, tu aimerais cela si je t’appelais : Jean-Paul !

— Oh ! oui, madame !

— Et toi, tu m’appellerais : Maman !

— Oh ! vous voulez ?… Que vous êtes bonne !… Mais j’y songe !… Quand on le retrouvera, vous aurez deux Jean-Paul !…

René saisit l’occasion de donner une joie à la petite orpheline qu’il aimait :

— J’ai une idée à vous soumettre, intervint-il. Greluchette vient souvent ici !… Elle est si douce et si bonne qu’elle se réjouira du bonheur de son petit compagnon, mais ne trouvez-vous pas que ce serait un gros crève-cœur pour la pauvre enfant de n’avoir, elle, d’autre nom que Greluchette.

— Oui, c’est vrai, dit Freluquet. Pauvre Greluchette. Voilà que je l’oubliais, moi.

— Eh bien ! en attendant le retour de Jean-Paul au foyer, partageons ses noms entre ces deux enfants ! Que Freluquet se nomme Jean et nous donnerons à Greluchette le nom de Pauline.

— Oh ! oui, vous voulez, maman, elle sera si heureuse !

— Comme tu voudras, Jean.

À ce moment, un coup de sonnette retentit et Freluquet — ou Jean — s’élança. Sur le seuil, il se retourna pour dire tendrement :

— Au revoir, maman !

— Au revoir, Jean ! répondit Madame Renouard.

Alors, avant de sortir, l’enfant lui envoya un baiser, et répéta, comme s’il savourait le goût grisant de ce mot, nouveau dans sa bouche :

— Maman !

Après son départ, René s’approcha de sa sœur et, lui posant la main sur l’épaule, il lui dit d’un ton sérieux, mais empreint de douceur :

— Voilà déjà que tu sèmes le bonheur, autour de toi, ma chère Henriette. Mais il faut continuer. Il faut songer à ton mari !

Aussitôt toute trace de tendresse disparut du visage de Madame Renouard, qui répliqua d’un ton sec, définitif :

— Quand il m’aura rendu mon fils !

— Je t’ai raconté sa vie de souffrances et de remords.

— Je ne t’ai pas raconté la mienne. Je ne la raconterai à personne. Je veux l’oublier. Il n’a pas souffert ce que j’ai enduré.

— Enfin, quand il t’a reconnue !… Quand il a pu mesurer les conséquences de son erreur, il a reçu un choc terrible qui l’a placé entre la vie et la mort.

— Cent fois j’ai failli mourir !

— Nous l’avons sauvé avec l’aide de Dieu, car c’est miracle qu’il n’ait pas succombé, mais une seule pensée le soutient, celle d’obtenir ton pardon.

— Quand j’aurai mon enfant !

— Aujourd’hui, on lui a permis de se lever et il demande à te voir !… Lui refuser serait lui ôter tout espoir d’être pardonné, ce serait le tuer !… Il faut avoir pitié de sa faiblesse !

— A-t-il eu pitié de ma douleur ?

— Écoute-moi, Henriette. Quand nous aurons retrouvé ton fils et qu’il demandera son père, oseras-tu lui dire : « ton père est mort et c’est moi qui l’ai tué ? »

— Ah ! non, non, pas ça !… Mais, pourtant, je ne peux pas lui pardonner quand, peut-être, en ce moment, Jean-Paul souffre et pleure, quand peut-être, il est malade et malheureux, quand peut-être, il est mort !

— Sans lui accorder dès maintenant ton pardon, tu peux le recevoir et lui parler sans colère, lui donner l’espoir. Refuser, c’est le tuer !

— Eh bien ! soit, je le verrai !

Freluquet entrait, entraînant Greluchette, lui disant joyeusement :

— Viens, Pauline !… Viens voir notre maman !… Ah ! maman ! si vous saviez comme elle est heureuse d’avoir un nom chrétien !

— Allons, viens m’embrasser, Pauline ! fit Madame Renouard, heureuse de cette diversion.