de pauvresse, elle avait une certaine distinction du geste, donnant l’impression qu’elle avait dû connaître des jours meilleurs.
Elle suivait docilement les deux jeunes gens, plus surprise qu’inquiète.
— Où me conduisez-vous ? s’informa-t-elle enfin, sans paraître même remarquer la présence des docteurs.
— N’ayez pas peur, Madame, dit Greluchette avec douceur, et asseyez-vous là !
— Oh ! je n’ai pas peur !… Vous avez été si bonne pour moi !…
— Avez-vous bien confiance en moi ?
— Oui.
— Alors, voulez-vous répondre à mes questions ? c’est dans votre intérêt !… Comment vous appelez-vous ?
La malheureuse resta un instant silencieuse, l’esprit tendu pour assembler les fils du souvenir qui se refusaient à se nouer. Elle avoua :
— Je ne sais pas !… Je ne peux plus me rappeler !… Pourtant… Jeanne ?… Mais non, ce n’est pas ça !… Ah ! mon Dieu ! comme j’ai la tête vide !
Les médecins l’examinaient sans bouger, intéressés par ce cas étrange, assez rare d’ailleurs, surtout pour des chirurgiens.
— Amnésie cérébrale ! murmura René.
— Oui, caractéristique ! répliqua le professeur sur le même ton.
Cependant, la femme cherchait toujours. Enfin, lassée, elle s’exclama avec une nuance d’impatience :
— C’est Jeanne ou Pauline !… Je ne sais plus !
— Où demeurez-vous ? interrogea Greluchette.
— Mais… à l’hôpital, vous le savez !
— Avant cela ?
— Avant cela… avant cela ?
— Vous avez un enfant ?… Où est-il ?
— Mon fils ?
Elle cherchait autour d’elle avec une infinie tendresse dans les yeux ; sa main rencontra celle de Freluquet :
— Mon fils ?… Est-ce que c’est toi ?… Mais non !… il n’a pas un an… ses cheveux sont blonds et bouclés, comme les miens !… Tiens, ils sont blancs !… Ah ! ma tête ! ma pauvre tête !
René, après avoir échangé un coup d’œil avec son maître, intervint :
— Nous ne saurons rien aujourd’hui. Il est inutile de torturer cette pauvre femme plus longtemps. Conduisez-la à l’hôpital et laissez-la reposer.
— Vous avez raison, dit Renouard, nous ne pouvons sacrifier la paix de cette malheureuse à notre impatience de savoir. Vous téléphonerez au docteur Ladouceur de venir l’examiner ; c’est un spécialiste de ces cas-là !… Vous avez son numéro ?
— Je l’ai ici, remarqua René, tirant son portefeuille.
C’était le portefeuille qu’il y a quinze ans, sa sœur lui avait remis ; il n’avait jamais voulu se séparer de cette précieuse relique. Il en sortit un petit carnet qu’il se mit à feuilleter, posant le portefeuille sur la table.
Tout à coup, les yeux de la pauvre femme rencontrèrent cet objet ; elle tressaillit, s’en empara et l’examina avec attention. Ses traits s’animèrent, ses yeux flambèrent. Soudain, elle se dressa, saisit René par le bras, disant d’une voix nerveuse et saccadée :
— Le portefeuille !… Il faut le garder !… Et les bijoux aussi !… Tu en auras besoin pour fuir et te cacher !… Ta vie est plus précieuse que ces choses inutiles !… Et maintenant, va-t’en, mon mari peut revenir !
Les deux hommes se regardèrent, atterrés, pâles comme des morts :
— Eh bien ! qu’attends-tu donc !… Ah ! oui, tu veux embrasser Jean-Paul. Allons, viens vite, suis-moi !
Et, avant qu’on eût pu la retenir, elle avait quitté la pièce, se dirigeant vers la chambre à coucher.
René s’y élança à sa suite.
Renouard chancelait, murmurant comme dans un rêve :
— Henriette !… Oh ! pardon ! pardon !
Greluchette comprit quel drame terrible venait de se dérouler ; voyant le vieillard livide et tremblant, elle fit signe à Freluquet et tous deux se précipitèrent pour le soutenir.
À ce moment, un cri de fauve blessé éclata dans la chambre voisine :
— Mon fils !… Mon Jean-Paul !… Volé !… Ils me l’ont volé !
Renouard avait porté la main à son cœur. Il s’affaissa dans les bras de Greluchette et de Freluquet.
CHAPITRE II
PREMIERS RAYONS DE SOLEIL
Quand l’ombre
Au matin clair va céder l’horizon.
En soi l’on sent le chagrin sans raison
Qui sombre.
Grâce aux conseils éclairés du spécialiste, grâce aux soins dont elle était entourée, Henriette se remit promptement du choc nerveux qui avait ébranlé sa mémoire. Mais celle-ci, lui revenant, ramenait avec elle la douleur ; maintenant qu’elle se rappelait tous ses malheurs, le drame violent d’un matin de printemps et quinze années de misère, elle se plongeait dans un songe douloureux dont rien ne pouvait la distraire. Cependant, il n’y avait autour d’elle que bontés et prévenances.
En son honneur, on avait fêté le Jour de l’An, essayant de l’égayer un peu ; elle avait remercié d’un regard de gratitude, mais ses yeux s’étaient de suite détournés pour chercher l’absent.
Un matin, en rentrant de l’hôpital, René la trouva installée dans un grand fauteuil devant le foyer du salon où flambait un feu de bois. Assis près d’elle, Freluquet, sous sa tutelle, apprenait à lire. Elle s’était prise d’une profonde affection pour cet enfant délicat, dont elle connaissait en partie la triste histoire et qui avait à peu près l’âge qu’aurait son petit Jean-Paul. De son côté, l’enfant s’était attaché à elle avec le dévouement d’un caniche. Leurs deux misères semblaient se comprendre et se compléter ; à lui, il manquait une mère ; à elle, un enfant