CHAPITRE I
LE PORTEFEUILLE
Relique
En qui, toujours, je conserve la foi,
Ton aspect, dans mon cœur, verse un émoi
Magique.
Deux mois s’étaient écoulés, apportant des changements considérables dans la vie et par suite, dans l’apparence des jeunes gens.
Freluquet, dont l’état n’avait cessé de s’améliorer sous les soins assidus et éclairés de deux grands docteurs, était devenu un joli garçon, encore un peu fluet et névrosé sans doute, mais droit, élancé, à jamais débarrassé de ses difformités provoquées.
Depuis quelques jours, se sentant parfaitement rétabli, il avait obtenu d’être gardé auprès du docteur Renouard, pour introduire les visiteurs, car le vieux bonhomme Firmin, le serviteur attitré, avait assez, avec ses membres fatigués de rhumatisant, de prendre soin du ménage.
Greluchette, étudiant la profession d’infirmière, à la clinique du docteur Renouard, s’était épanouie comme une superbe fleur. Ses joues s’étaient vite colorées de rose, ses lèvres de rouge ; son regard vif et décidé, mettait à jour son intelligence et sa volonté qui, dans le nouveau milieu où elle vivait, avaient l’occasion de se manifester chaque jour davantage. Son corps délicat s’était admirablement développé, effet d’une existence plus douce, plus confortable et infiniment plus saine. Dans le coquet costume de « nurse », elle constituait un chef-d’œuvre de grâce discrète, qu’éclairait la lumière d’un esprit remarquablement ouvert.
René avait assisté dans l’enchantement à la métamorphose de la sauvageonne, dont le regard et le sourire d’ange déjà le séduisaient jadis, en une jeune fille charmante et belle. Cependant, malgré les nécessités du service, un scrupule lui faisait fuir les occasions de se trouver seul avec elle, car la différence d’âge qui les séparait — vingt et un ans — lui semblait un obstacle définitif à leur union. Greluchette n’était-elle pas d’ailleurs trop jeune pour pouvoir lire avec sûreté dans son propre cœur et l’affectueuse expression de son regard, à chacune de leurs rencontres, n’était-elle pas de pure gratitude ?
Aussi, estima-t-il de son devoir d’observer une discrétion absolue, afin de ne pas risquer de troubler la fraicheur de cette jeune âme si noble et si pure. Un jour, sans doute, elle s’éprendrait d’un homme moins âgé — il n’en manquait pas d’intéressants dans son nouvel entourage — et lui, René, se contenterait du rôle de parrain, auquel le reléguaient ses tempes argentées.
Le résultat de ces déterminations fut que son cœur qui, un moment, avait semblé devoir oublier ses vieux griefs pour s’ouvrir de nouveau à l’amour, s’était sagement, mais douloureusement, replié sur lui-même. Son visage et surtout son regard, miroir du cœur, avaient repris cette expression de douceur et de mélancolie qui, depuis longtemps, lui gagnait la sympathie de tous ceux qui l’approchaient.
Étouffant, dès leur origine, les élans de sa virilité vers un rêve trop séduisant, il les maîtrisa, les dompta, les capta, pour les consacrer uniquement et pleinement à son œuvre de guérisseur.
Quant au professeur Renouard, il était toujours le même vieillard au port droit, au front noble, à la physionomie austère, supportant avec dignité le fardeau caché d’un regret douloureux, toujours aussi vivace en son cœur et dont il ne parvenait à chasser l’obsession que dans les ardeurs de son art, qu’il pratiquait avec la ferveur dévote d’un sacerdoce.
Il ne voulait pas renoncer à l’espoir de retrouver, de réhabiliter ceux que sa trop grande sévérité et sa folle jalousie avaient chassés d’un foyer dont ils étaient cependant dignes. Très pieux, il priait Dieu avec une confiance mystique, de lui rendre sa femme et son petit Jean-Paul, anxieux qu’il était de pouvoir refaire leur vie brisée et leur donner toutes les joies auxquelles ils avaient droit.
Jusqu’à son dernier jour, il ferait poursuivre les recherches entreprises, depuis quinze ans déjà, par diverses agences qui, étant bien payées, ne ralentissaient pas leur efforts pour retrouver les disparus.
Hélas ! combien de fausses joies ou de vaines frayeurs il avait éprouvées !… Trouvait-on une démente dont l’identité était douteuses ? Découvrait-on un cadavre de femme inconnue ? Aussitôt, on le prévenait d’avoir à fournir de nouveaux subsides pour permettre une enquête minutieuse et approfondie.
Et chaque fois, c’étaient les mêmes espoirs — ou les mêmes craintes, suivis de la même incertitude.
À la veille de Noël, nous le retrouvons dans le grand salon — toujours le même car il a voulu que rien ne fût changé après le départ de la chère absente. Il achève, avec un morne abattement la lecture d’une de ces lettres d’agence venant détruire l’espoir causé par la lettre précédente :
« Aussi, nous voyons-nous dans la triste obligation de vous ôter toute espérance en ce qui concerne l’inconnue signalée à Vancouver. Elle ne saurait être Madame Renouard puisqu’à défaut de parents, deux voisins ont positivement établis son identité. Nous continuons nos recherches et soyez assuré… etc… »
— Allons ! toujours la même chose, soupirait le professeur. Qu’est-elle devenue ?… Morte, sans doute !… Ah ! pardonnez-moi, Seigneur, je suis un grand coupable !
Il fut interrompu dans ses tristes réflexions par un coup discret frappé à la porte. C’était Freluquet, venant annoncer René d’Anjou.
— Qu’il entre, s’écria le docteur. J’y suis toujours pour lui !… Bonjour, mon cher René ! Eh bien ! vous voyez que votre protégé s’est complètement rétabli !
— Je le constate avec plaisir, et c’est grâce à vous, docteur.
— Et à vous, donc !… Ou plutôt non, nous n’avons ni l’un ni l’autre aucune mérite à cela !…