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LE CRIME D’UN PÈRE

— Aimez… c’est se sentir attirée vers quelqu’un sans pouvoir dire pourquoi ni comment ça vous est venu !…

— Oui, oui, c’est bien ça !… Après ?

— C’est penser toujours à lui, en rêver souvent !…

— C’est bien ça !… Quoi encore ?

— C’est sentir son cœur battre plus fort en le voyant.

Sans qu’elle s’en rende compte, la jeune sensitive extériorise ; elle a souri à son rêve, elle a comprimé d’un geste gracieux les battements de son cœur et maintenant, elle essuie deux grosses larmes en disant :

— C’est avoir envie de pleurer quand il est loin !

Et le pauvre Freluquet, qui a bu ses paroles, avec une souffrance presque voluptueuse, ne peut retenir ses sanglots, en avouant :

— Ah ! Greluchette, comme je t’aime et… comme tu l’aimes !

— Moi ?… Mais qui donc ?

Fait la jeune fille, confuse d’avoir été devinée.

À ce moment, la porte s’ouvre et René paraît aux yeux de Greluchette qui, médusée par la matérialisation de son rêve, ne peut retenir cette exclamation de joyeuse surprise, ou se mêle un peu d’extase :

— Lui !

Et Freluquet, répète douloureusement :

— Lui !

D’un coup d’œil, René d’Anjou a visité le triste logement. Il a vu le placard resté ouvert avec son amas de guenilles grisâtres, le poêle crevassé et boiteux, les chaises mutilées, la table jaunie sur laquelle gisent pêle-mêle les restes du repas, le flacon et la seringue de Provaz, la mince paillasse, ou sous une couverture sordide, l’infirme abrite son frisson. Mais il a vu surtout un rayon de soleil se jouer sur la nuque blanche de Greluchette, illuminant le blond cendré des frisons légers, il a vu surtout l’éclair de joie extatique passant dans les yeux gris et les lèvres pâles, mais bien dessinées, s’entrouvrir pour livrer leur secret.

Cependant, l’âme du médecin reprend le dessus :

— Je suis venu pour examiner cet enfant !

— Dépêchez-vous, monsieur, répond Greluchette, sans parvenir à séparer leurs regards, dépêchez-vous, car si les vieux revenaient, ils nous battraient pour vous avoir laissé entrer.

— Est-ce que ce sont vos parents ?

— Oh ! non, monsieur, ils disent qu’ils m’ont recueillie d’une voisine morte et qu’ils ont trouvé Freluquet sous le porche d’une église. Ils disent aussi qu’ils nous ont élevés par charité, mais c’est pas vrai, c’était pour nous obliger à mendier et voler. Et Freluquet ne serait pas malade si…

Comme elle hésite, le docteur insiste :

— Que voulez-vous dire ?

— S’il n’y avait pas ça !

Et son regard désigne la fiole et la seringue, parmi le fouillis de la table.

René s’exclame, repris d’indignation :

— Les misérables !… Je m’en doutais un peu et c’est ce qui m’a décidé à m’introduire ici !… Mais rassurez-vous, mes amis !… Vous allez quitter cet endroit en même temps que moi et vous serez placés dans un lieu où l’on prendra soin de vous.

Tout en parlant, il ausculte et déclare, rassuré :

— Nous le guérirons. Son infirmité est provoquée et entretenue par des injections de poison ; elle disparaîtra quand il aura été soustrait à ce traitement criminel.

Depuis qu’il est là, Greluchette n’a plus peur. Elle le sent fort et bon ; elle sait que, devant lui, elle ne sera pas battue ; elle a l’impression d’être toute changée, plus robuste, plus hardie et surtout, infiniment heureuse. Déjà femme, c’est avec une pointe de coquetterie gentille et non voulue qu’elle demande :

— Alors, bien vrai, vous allez nous emmener ?

— Certainement ! répond René d’un ton sérieux, vous ne passerez pas un jour de plus dans ce taudis ; je ne vous laisserai pas retomber entre les mains de ceux qui exploitent votre jeunesse et tirent même profit des maux qu’ils vous infligent !

Comme pour le démentir, la voix rauque de l’ivrognesse s’élève dans la cour :

C’est du bon vin qu’il nous faut
Oh ! Oh ! Oh !
Ça vaut mieux que l’picolo
Oh ! Oh ! Oh !

Greluchette s’affole un peu, malgré sa confiance en son protecteur :

— La vieille ! s’écrie-t-elle. Vite !… Cachez-vous !

— Mais…

— Je vous en prie !… Tenez… là !… Vite !

Elle le conduit gentiment à la pièce voisine, le prenant par le coude, et ce contact lui est infiniment doux.

Mais Zénobie paraît, ivre, fredonnant et hoquetant :

Si on boit, on va s’en ressentir
Si on boit pas, on va n’en mourir !
J’aim’ ben mieux boire…

Elle s’arrête, stupéfaite :

— Déjà de retour vous autres ?… C’est-y que vous avez « frappé » un millionnaire ?

Greluchette répond avec calme :

« Freluquet avait la fièvre ! Je l’ai ramené !

— Ah ! tu l’as ramené !… Ben, j’vas te ramener autre chose, moi !

Titubante et trébuchante, elle sort un fouet du placard aux guénilles.

— Non, non, intervient Freluquet, c’est pas elle !… C’est moi qu’a voulu revenir !… Je pouvais plus me tenir sur mes jambes, tellement que je grelottais !

— Ah ! tu pouvais plus !… J’vas te faire pouvoir, moi !… Allez, ouste, debout !…

Elle se prépare à frapper l’enfant. Pour la seconde fois, un rayon de soleil, égaré sur la table, rencontre la lame du couteau à pain et met une flamme dans les yeux gris de Greluchette. Ce coup-ci, elle saisit l’arme et se plante devant la pocharde, menaçant :