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LE CRIME D’UN PÈRE

bie vida le fond du gallon dans son propre verre, en disant :

— C’est ben de valeur, mais le dernier, le v’là !… À ta santé !

Et elle le vida d’un trait, tandis que Polyte, machinalement, répondait avec un soupir :

— À ton profit !

Puis, il songea qu’il approchait neuf heures et que les tavernes allaient ouvrir ; alors, il se hasarda à demander :

— Donne-moi quéque sous, sa mère !

— Où c’est que tu vas ?

— Chercher de l’ouvrage !

— Viens donc pas rire de moi, hein !… Ca fait quinze ans que t’en cherches… et que tu pries le bon Dieu de pas en trouver !… Enfin, tiens, v’là trente sous ! va faire la fête !…

— Merci, sa mère !

— Et tâche de rapporter le change !

— On tâchera !… Tata !

— Tata yourself !

Et Polyte partit vers « la barre »», en disant que, décidément, sa légitime était de bonne humeur, « à matin ».

 

Aussitôt que son homme eut disparu, la mégère fouilla dans le placard, sous un amas de guenilles crasseuses, en sortit un « flast »… d’alcool, dont elle arracha impétueusement le bouchon et but à même, s’interrompant pour parler à soi-même, exprimant sa satisfaction :

— Ah ! que c’est donc bon !

Seconde gorgée.

— Ça brûle, mais c’est bon pareil !

Nouvelle rasade.

— C’est de valeur que ça se vide si vite !

Autre coup.

— Et puis, qu’ça coûte si cher !

Récidive.

— Enfin ! pour ce qui reste ! C’est aussi bien de le finir !

Lampée ultime.

— Là !… un cadavre !… on en parlera plus !… Ah ! je me sens toute ragaillardie, moi !… Y a pas d’erreur, un petit coup le matin, ça part ben la journée !… Ça vaut mieux qu’un coup de pied où je pense !

Et comme elle avait la griserie lyrique, elle entonna l’hymne des poivrots :

Boire un p’tit coup, c’est agréable !…
Boire un p’tit coup, c’est doux !…
Boire un gros coup, ça rend l’esprit malade,
Boire un p’tit coup, c’est agréable !…
Boire un p’tit coup, c’est doux !…

Puis, elle se mit à soliloquer :

— Ce qui est de valeur, c’est qu’y a un trou à c’te bouteille-là !… Allons !… Ça va me coûter cinquante cents pour la faire remplir !… Et ces fainéants d’enfants qui rapportent presque rien !… Et ça voudrait qu’on les nourrisse !… Les sans-cœur !… Heureusement qu’y a ça pour me faire oublier mes chagrins !

Et, le flacon étant vide, elle s’en fut le faire emplir, en fredonnant sa chanson préférée :

Boire un p’tit coup, c’est agréable…

CHAPITRE IV

ÉLÈVE ET PROFESSEUR


Le rêve
En nous se glisse et subissant ses lois
Nous retournons vers les jours d’autrefois.
Sans trêve.


L’automobile, portant l’insigne de la Croix Rouge, filait à vive allure, sur la rue Sherbrooke. allant vers l’est.

Derrière le chauffeur en livrée, deux hommes étaient installés, paraissant plongés dans de profondes réflexions.

L’un d’eux était presque un vieillard : sa tête, noble et austère, s’ornait d’une admirable chevelure blanche, couronnant un front de penseur. Bien qu’il semblât atteindre la soixantaine, son port droit et l’énergie distinguée de son attitude, révélaient une grande jeunesse physique, une virilité remarquable.

L’autre ne devait guère avoir plus de 35 ans, à en juger par son allure jeune et élégante ; cependant, ses cheveux blonds étaient parsemés, aux tempes, de fils d’argent ; à dire vrai, cela, loin de vieillir, ajoutait à la douceur (un peu mélancolique) et à la distinction naturelles de ses traits.

Ni l’un ni l’autre ne parlait.

Le vieillard, l’illustre professeur Renouard, songeait uniquement à l’opération chirurgicale, extrêmement délicate, qu’il allait tenter, à l’Hôpital général, opération intéressant le muscle cardiaque.

Son compagnon, le jeune et brillant praticien René d’Anjou, qui, après dix années d’études et de travail acharnés, venait de se signaler à l’attention de ses pairs, donnait à ses rêveries un cours plus varié. Sans doute, le tour de force qu’allait tenter son vénéré maître et professeur, l’intéressait-il au plus haut point ; mais d’autres idées étaient venues, peu à peu, envahir son esprit, à la vision des choses de la rue.

Cette rue Sherbrooke ! Comme elle était différente, ce jour-là, de ce qu’il l’avait vue un certain matin de juin 1912, alors que le soleil resplendissant versait la joie autour de lui, tandis que son cœur était dans le désarroi.

Aujourd’hui, en cette froide matinée d’octobre, les arbres étaient silencieux, les feuilles jonchaient le sol et rares étaient les piétons qui, dans cette avenue aristocratique, affrontaient la pluie fine et pénétrante.

Seul, l’état de son âme n’avait guère changé.

Ici, habitait autrefois Marcelle Dechênes, sa fiancée, celle qu’il avait tant aimée, celle qui, l’abandonnant froidement au premier symptôme de détresse, avait fermé son cœur à l’amour. Car il n’avait pas un seul instant songé, une fois le malentendu dissipé, à se présenter chez celle qui l’avait éconduit. De son côté, l’orgueilleuse jeune fille n’avait tenté aucune démarche, ne voulant pas faire le premier pas, ni reconnaître ses torts. Peu après leur rupture, elle avait épousé un jeune noble italien, qui l’avait délaissée après cinq années consacrées à gaspiller sa dot ;