Page:Nel - Le crime d'un père, 1930.djvu/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
17
LE CRIME D’UN PÈRE

— Allons, tiens toi tranquille, pendant que je te donne tes remèdes !

 

— La table est mise ! annonce Zénobie, qui achève de placer le gallon contenant un restant de vin rouge, deux verres, un guignon de pain et un morceau de fromage fort.

Freluquet est devenu tout pâle, comme si le sang se fut retiré de ses veines pour affluer au cœur ; sous l’effet du poison, ses muscles se contractent, ses membres se recroquevillent, une expression d’hébétude vient à ses yeux et gagne ses traits.

— Ça a l’air à faire effet !

Observe la marâtre avec satisfaction.

— Oui, avoue Polyte, j’y en ai donné une bonne, pour pas être obligé de recommencer trop souvent. J’aime pas tant ça.

Zénobie hausse les épaules avec pitié, en disant :

— Poule mouillée, va !… T’as ben que trop de cœur pour ce qu’ils en ont !… Allons, arrive à table ; ça te remettra. Et pis, vous autres, filez !… et plus vite que ça !

Et, bousculant les petits mendiants jusqu’à la porte, elle les envoie « au travail », puis revient tranquillement se mettre à table.

 

Ici, l’auteur demande la permission d’ouvrir une parenthèse, car il prévoit que quelque vieille fille, dont l’affection maternelle se partage entre un perroquet et un matou, ne manquera pas de bombarder l’éditeur d’épitres furibondes, où elle s’exprimera à peu près en ces termes :

— L’auteur de votre roman, c’est rien qu’un cynique qui se plaît à inventer des horreurs. Jamais vous me ferez croire qu’il peut exister à Montréal des affaires comme il nous en raconte. Et puis, quand bien même que ça existerait, c’est pas une raison pour le mettre dans les livres et montrer le monde sous son plus vilain « jour ! »

Eh bien ! oui, ma brave demoiselle, ça existe, ça existe un peu partout, même à Montréal, et j’en tiens le récit d’une excellente dame, bien placée pour le savoir, puisqu’elle est à la tête d’une de nos principales organisations de charité.

Ces horribles pratiques de « Cour des Miracles », si fréquentes au moyen-âge, deviennent, il est vrai, de plus en plus rares ; elles sont aujourd’hui tout à fait exceptionnelles et si l’auteur a cru devoir les exposer, c’est pour les placer en contraste avec les actes des braves gens qui, finalement, l’emportent, prouvant que le meilleur chemin est celui de la vertu et que, comme l’a dit Lacordaire :

Qui dit passion, dit faiblesse ; qui dit vertu, dit force.

Ménagez donc votre encre, ma brave demoiselle, et… fermons la parenthèse.

 

Après le départ des petits, Polyte et Zénobie se « callèrent les joues » consciencieusement : un morceau de pain, agrémenté de fromage fort et arrosé d’un bon verre de rouge à une piastre soixante quinze le gallon, cela constituait pour eux le « breakfast » rêvé ; aussi, il y eut un moment de silence relatif, troublé seulement du bruit des mâchoires et des soupirs de satisfaction.

Cependant, l’homme ruminait quelque sombre pensée qu’il finit par émettre à haute voix :

— Dis donc, sa mère, crois tu pas qu’on serait mieux de leur faire prendre un autre métier ? Ils deviennent un peu grands pour mendier.

— Mais non, répondit Zénobie, la bouche pleine, Freluquet fera toujours pitié, rapport à son infirmité et y gagne bien plus comme ça.

— Tout de même, en grandissant, ça peut parler.

— Lui !… Il a pas sa tête à lui… grâce au remède.

Et la misérable eut un clin d’œil de crapulerie satisfaite vers la fiole et la seringue.

Mais Polyte, qui avait peut-être un peu moins d’impudeur et, à coup sûr, plus de prudence poursuivit :

— P’t’être ben !… mais y a Greluchette qui devient jeune fille et qu’a pas l’air endormie, celle-là !

— C’est de ta faute, aussi !… Pourquoi que tu veux pas qu’on lui en donne aussi, du remède ? Y pourraient mendier chacun de « leur » bord, et y feraient le « redouble » d’argent !

— Non, elle, je veux pas !… Elle est trop jolie, c’t’enfant-là. Ça serait un crime que de l’abimer.

La ribande toisa un instant son homme, se demandant si elle devait rire ou se fâcher ; finalement, elle prit un ton moitié figue, moitié raisin pour dire, les poings sur les hanches :

— Tiens !… regardez moi donc ce vieux grigou-là !… Ben ! que y’t’y prennes pas à tourner autour d’elle, « mon velimeux », parce que ça se passerait pas « de même » !

Polyte, appréhendant une scène, s’empressa de protester :

— Voyons, voyons, Zénobie ; tu sais bien qu’avec moi, y a rien à craindre !…

— Ça, c’est vrai ! conclut-elle avec un soupir plein de reproche.

Son mari, sans daigner relever ce qu’il y avait d’offensant pour sa virilité dans ce cri du cœur, s’expliqua :

— J’ai mon idée, au sujet de la petite !… Si on pouvait mettre quéques sous de côté et pis l’habiller comme du monde, je pense qu’elle pourrait rapporter ben plus qu’à mendier !

Zénobie l’examina un instant, surprise qu’il ait eu cette idée avant elle ; de fait, Greluchette semblait si frêle, si délicate qu’elle n’avait pas encore songé à la considérer comme une jeune fille ; cependant, l’enfant se formait rapidement et bientôt s’épanouirait, non pas comme une superbe rose, mais comme une coquette et charmante fleur des champs. Alors ?… Il fallait bien reconnaître que Polyte, pour une fois, n’avait pas tort.

— T’as p’t’être ben raison, concéda-t-elle, je penserai à ça !… Tu manges plus ?

— Non ! mais je prendrais ben un dernier verre avant de partir !

Cette demande n’eut pas de succès, car Zéno-