Freluquet pensait avec soulagement qu’il s’était trompé, que Greluchette ne lui avait pas repris une partie de son affection pour la donner à un autre
Et Greluchette souriait à l’image d’un homme à l’allure jeune et élégante, malgré les fils d’argent qui brillaient à ses tempes, d’un homme posant affectueusement sur elle ses yeux bleu d’acier où il y avait de la douceur et de la tristesse, mais aussi du courage et de l’énergie.
CHAPITRE III
L’ANTRE DU VICE
L’ivresse
Toujours conduit un cortège éhonté :
Brutalité, impudeur, lâcheté,
Paresse.
— Polyte, y fait jour !… C’est le temps de faire lever la vermine !
Un rayon de soleil est venu frapper le visage de la mégère, l’éveillant, et sa première pensée est pour les enfants, non pas une pensée de sollicitude, mais la préoccupation de les rudoyer et de les envoyer au plus vite à l’ouvrage, à leur métier pénible et humiliant de « mendigots », qui fait vivre tout bien que mal toute la maisonnée.
En entendant la voix redoutée, Greluchette serre dans la couverture la main de son petit compagnon, ce qui est peut-être un geste de fraternel encouragement avant de reprendre la montée du calvaire, ce qui, peut-être aussi, n’est qu’un signal signifiant :
— Attention ! Faisons semblant de dormir !
Polyte a grogné et s’est retourné dans son lit. Aussi, Zénobie, impatiente, prend elle le parti de se lever et de venir elle-même sonner le réveil à sa manière :
— Allons ! debout, les avortons !… grouillez-vous un peu ou ben je m’en vas vous secouer, moi !
Et, sans attendre, elle les harcèle, tapochant par ci, « bourrassant » par là. Les enfants feignent de s’éveiller et, avec une surprise jouée, Greluchette s’exclame :
— Hein ? Quoi ?… Je rêvais !…
— Moi aussi, fait Freluquet ! dressant son corps d’infirme.
Zénobie éclate d’un gros rire :
— Toi, Freluquet, rêver ? ! ?… Allons donc !… T’es trop simple pour ça !… Allons, debout !… Et toi, la mioche, à quoi que tu rêvais ?
Prenant un air candide, la fillette fûtée réplique :
— Je rêvais que vous nous donniez une tasse de café et un morceau de pain avant de nous envoyer mendier !
— Oui, ma belle fine, répond Zénobie avec un rire mauvais, c’est comme ça que tu te permets de te moquer de moi !… Tiens, en v’là du pain !… Pis du café, tiens !… Et toi aussi !
Et les taloches de revoler sur les deux enfants.
Freluquet veut protester :
— Mais j’ai rien dit, moi !
— Ça fait rien, rétorque Zénobie, comme ça, y a pas de jaloux !… Et pis, fermez vous, ou ben j’m’en vas vous clouer le bec, moi !
— Qu’est-ce qu’y a donc, sa mère ? s’informe Polyte, qui vient de paraître, s’étirant et baillant, les yeux bouffis de sommeil.
— Tu le sais bien c’qu’y a ! geint sa tendre épouse, y a qu’j’en « arrache » assez avec ces deux morveux-là !… Y me font une vraie vie de martyre !… Allez, ouste !… À l’ouvrage, paresseux !
Et elle les pousse vers la porte, Greluchette hasarde un timide :
— J’ai faim !
Cela lui attire une nouvelle taloche accompagnée de nouveaux cris :
— Tiens, mange, ça !… C’est pas assez que ça nous rapporte ben juste de quoi vivre, ça voudrait encore nous ôter le pain de la bouche !… Allons ! avancez ou je cogne !
Son bras levé s’arrête soudain, ses yeux se plissent d’attention, ses lèvres se pincent de contrariété :
— Arrive donc un peu ici, Freluquet !
Elle examine l’enfant qui revient de son pas d’infirme mi-paralytique, ses jambes frêles le portant avec peine, un bras tordu, coude au ventre, paume en avant, lui donnant la silhouette grotesque d’une danseuse de « black bottom », Cependant, l’horrible femme n’est pas satisfaite de ces observations ; elle ordonne :
— Marche un peu pour voir !
Et l’ayant surveillé quelques instants avec minutie, elle déclare :
— Coute donc, Polyte, le v’là qu’est mieux !
— Ça m’a l’air ! Concède l’homme, d’un ton ennuyé.
L’enfant comprend alors et, prévoyant l’issue de cette scène, se défend, affolé :
— Non, non, je suis pas mieux !… Je vous assure que je suis pas mieux !
Et, dans sa frayeur, il accentue ses infirmités, exagère le tremblement nerveux de ses pauvres membres.
Scène burlesque et tragique, à laquelle Zénobie ne prend pas garde et qu’elle coupe d’un :
— Tais toi, menteur !
Puis, sortant d’un placard une fiole et une seringue, qu’elle dépose devant Polyte, elle commande :
— Tiens !… Fais y sa piqûre, tandis que je vas mettre la table !
— Allons, arrive !
Ordonne l’homme, pressé d’en finir.
L’enfant veut protester, supplier ; la femme s’interrompt de couper du pain pour le pousser brutalement en criant :
— Vas y… ou sinon… !
Et son couteau se dresse, menaçant.
L’éclair de la lame s’est reflété dans les yeux gris de Greluchette, y mettant une flamme verte ; tout son corps frêle a esquissé un mouvement de retrait, semblable à celui du fauve, acculé à la révolte, prêt à bondir, mais elle a soudain conscience de sa faiblesse devant ces brutes et se mordant les lèvres de rage, elle se contient une fois de plus, tandis que Polyte, tenant Freluquet prisonnier entre ses jambes, prépare la seringue et dit, d’un ton bonhomme :