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LE CRIME D’UN PÈRE

martelé les piquets de clôture. Les survivants, si endurcis qu’ils soient, ne peuvent s’empêcher de frissonner en constatant la mort de leurs compagnons ; Pit Face de Bœuf est méconnaissable, sa mâchoire inférieure pend, disloquée, son crâne est comme une pomme cuite, une oreille absente laisse voir un trou béant et des morceaux de cervelle voisinent avec un de ses yeux sur ses vêtements inondés de sang.

« Une lumière ! »

Alerte !… Les vivants sautent dans la machine, à côté des morts, et la folle randonnée reprend, plus horrible et plus macabre encore.

Malgré les efforts du chauffeur, l’engin se refuse à donner le maximum qu’on lui demande.

Là-bas, la lumière se rapproche ; une autre paraît, la suivant. Les bandits s’affolent : l’un d’eux saute et se casse le cou. Le chauffeur s’acharne à son poste ; l’autre survivant, l’Italien, s’agenouille sur la banquette d’arrière et attend, farouche, révolver au poing.

Une volée de balles ! L’Italien riposte et vide son révolver. Les lumières se rapprochent et de nouvelles balles sifflent à ses oreilles. Il rafle les armes de ses compagnons morts et se prépare au combat à outrance. L’auto ralentit brusquement et s’affale dans le fossé ; avant de mourir, frappé d’une balle, le conducteur a pu fermer le gaz et freiner.

Et c’est ainsi que, le 8 juin 1913, les détectives de la brigade provinciale, en poursuivant une auto suspecte, la rejoignirent, à demi renversée, sur le côté de la route. Ils en sortirent cinq cadavres et une jeune femme bâillonnée, ligotée, inondée de sang et privée de raison.

On se souvient encore de la sensation causée par le lâche assassinat du constable Jim Gordon, étouffé par des « gangsters » pour avoir capturé deux de leurs complices.

On se souvient également de l’auto mystérieuse, dont le secret ne fut jamais connu, puisque la seule survivante de la randonnée macabre, la femme du Professeur Renouard, ne put fournir aucun renseignement, sa raison ayant sombré parmi les émotions violentes et répétées de quelques heures effroyablement tragiques.

CHAPITRE V

LES DEUX BEAUX-FRÈRES


Qu’on souffre
À deux, cela n’ôte pas le chagrin
Mais on peut mieux braver l’attrait malin
Du gouffre.


Après la scène violente qu’il avait eue avec sa femme, après le départ précipité de celle-ci, le professeur Renouard était tombé dans un état de protestation, chose extrêmement rare et normale chez ce savant aux nerfs d’acier, à la volonté irréductible.

C’est qu’en un seul instant, toutes ses affections, toutes ses croyances, toute sa vie enfin, venaient d’être bouleversées. Mille fois plus à plaindre que celui qui connaît l’étendue de son malheur, il endurait les angoisses du doute, les tortures du soupçon, qui pétrissent l’âme et tenaillent le cœur.

Devait-il prendre la fuite de sa femme pour un aveu et devait-il ajouter foi aux paroles des domestiques ?… Et l’avait-on chaque jour berné, dans son foyer, tendant à ses baisers des lèvres souillées par le péché, offrant à ses caresses l’enfant d’un autre ?…

Ou bien la farouche détermination d’Henriette était-elle l’expression d’une violente indignation et alors, était-il, lui, le seul et grand coupable, le mari injuste et jaloux qui insultait à l’innocence, le père dénaturé qui livrait son fils à des mercenaires ?

 

Ses sombres méditations furent interrompues par la sonnerie du téléphone. Il se précipita, espérant entendre la voix d’Henriette, prêt à lui pardonner même, si elle avouait sa faute et implorait sa clémence.

Au lieu de la voix douce et harmonieuse qu’il attendait, ce fut un organe sonore, au tour brusque, qui pria le professeur Renouard de passer sans retard au poste de police No 3. Il voulut questionner, mais on avait déjà coupé la connexion.

En proie à une folle anxiété, il sauta dans son auto, retournant dans son cerveau mille questions affolantes, mille points d’interrogation angoissants. Une pensée lui revenait sans cesse dominant toutes les autres, lancinante : la crainte que, sous l’empire de la douleur, sa malheureuse femme n’ait perdu la tête et mis fin à une existence désormais ruinée.

Bien que le chauffeur fit diligence, il semblait à Renouard que la voiture n’avançait pas et les minutes lui paraissaient mortellement longues.

Enfin, l’auto stoppa. Le professeur s’élança, fit irruption dans un bureau, devant un gros homme sanguin, qui sursauta, effrayé, croyant sans doute voir surgir un anarchiste.

« Eh bien ! me voilà, qu’est-il arrivé ? » questionna Renouard fébrilement.

Le gros homme, rassuré repoussa lentement le tiroir qu’il avait ouvert (beaucoup plus vite) à la recherche d’une arme ; pour se donner une contenance, il ouvrit un second tiroir et en sortit un cigare ; puis, il poussa un soupir de soulagement et s’enquit posément :

« D’abord, qui êtes vous ?

— Le docteur Renouard.

— Parfait. Asseyez-vous, je vous prie.

— Mais enfin, qu’y a-t-il ?

— Un instant ! »

Et le gros homme pressa sur un bouton. Aussitôt, une porte s’ouvrit, un constable parut ; Renouard fit un mouvement pour s’élancer, mais le chef le retint d’un geste empreint à la fois d’autorité et de courtoisie et lui dit, sur le ton d’un parfait homme du monde :

— Asseyez vous donc, je vous prie, puis, se tournant vers le constable, il commanda :

— Amenez le détenu !

Une fois le constable disparu, le capitaine daigna fournir quelques explications :

— J’ai là, dit-il, un individu, bien mis et de bonne tournure, qui a été cueilli par un de mes hommes, au moment où ils sortait de chez vous, par la fenêtre…