Page:Nel - Le crime d'un père, 1930.djvu/10

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
8
LE CRIME D’UN PÈRE

les reproches de ses maîtres ; aussi hasarda-t-il timidement :

— Mais… j’ai peur que ça se voie !

— Ça y est ! s’exclama Zénobie. Il a encore peur !… Et quand je pense que c’t’affaire-là, c’est ce qui me sert d’homme !…

Polyte avait horreur de la discussion, surtout avec sa femme, et sachant qu’il lui faudrait finir par céder, il jugea préférable de le faire sans retard, en disant :

— Ah ! choque toi pas, Zénobie !… Choque toi pas ! mais comme il voulait dégager sa responsabilité, à l’instar de Ponce Pilate, il ajouta :

— Tiens, voilà le carafon !… Sers toi toi-même !

Zénobie haussa les épaules et se servit en narguant :

— Froussard, va !

Mais, comme après tout, la satisfaction de ses désirs la rendait bonne fille, elle ajouta :

— À ta santé !

Puis, ayant vidé son verre, pour qu’il n’y ait pas de jaloux, elle conclut :

— À mon profit !

Après quoi, ayant l’esprit de famille, elle emplit à nouveau son verre et proclama :

— À la santé de mon cousin Fernand… ça, c’est du monde !

Et comme elle avait de nombreux parents qui, tous, étaient « du monde », elle eut bientôt vidé le carafon, sous le regard désespéré de Polyte qui, à chaque toast, éjaculait sans conviction :

— Voyons, Zénobie, voyons !

Occupée à boire, Zénobie négligea de répondre aux premières interruptions de son époux ; mais une fois le flacon vidé, elle se retrouva en verve d’ironie et s’exclama :

— Excite toi pas, le bonhomme La Tremblotte !… Si les singes sont pas contents qu’y viennent me le dire !

Puis, ayant le vin lyrique, elle improvisa un petit refrain digne d’un « leader » socialiste :

Tous les bourgeois, c’est certain,
Ça vaut rien,
Ça vaut rien !
Tous les bourgeois, c’est certain,
Ça vaut pas l’polic’man du coin !

 

Madame Renouard resta un moment sur le seuil, médusée, ne sachant en quels termes exprimer l’indignation que provoquait en elle l’étrange spectacle offert à sa vue ; enfin, recouvrant la parole, elle interpella ses serviteurs :

« Eh bien ! ne vous gênez pas !… Faites comme chez vous !… »

Polyte eut la sensation de recevoir une douche glacée et c’est avec une triste mine qu’il bredouilla :

— Nous rangions, Madame !… et…

— Ne mentez pas, coupa Henriette Renouard, et retirez-vous !…

— Que Madame nous pardonne, implora le lamentable Boireau, c’était par distraction !…

— C’est bon ! Allez !

Le ton impatient de cet ordre déplut à Zénobie que l’ivresse rendait agressive et d’une voix crapuleuse et avinée, elle gouailla :

— T’en fais pas, la petite mère, on y va !…

Elle allait se retirer en paix, quand Polyte eut la malencontreuse idée d’intervenir :

— Voyons, Zénobie, du calme !

Il n’en fallait pas plus pour mettre le feu aux poudres et, du coup, Zénobie donna libre cours à ses instincts belliqueux :

— Achalle-moi pas, Bel Oignon !… Tu vois bien que la bourgeoise est « en fifre » parce qu’elle était pas là quand son gigolo est venu !

Henriette, suffoquée d’horreur, ne put retenir cette exclamation :

— Qu’est-ce que vous dites, malheureuse ?…

— On sait ce qu’on dit ! répartit Zénobie, soulagée d’avoir lancé son venin. Eh ! eh ! y est gentil, votre cavalier !… Mais inquiétez vous pas, y va revenir !… Allons, arrive Polyte !… Au revoir, Madame… Pis,… amusez-vous bien !…

Elle souligna cette insinuation révoltante d’un clignement d’œil complice et sortit, poussant Polyte devant elle, et entonnant son hymne de guerre :

Tous les bourgeois, c’est certain,
Ça vaut rien,
Ça vaut rien !
Tous les bourgeois, c’est certain,
Ça vaut pas l’polic’man du coin !

 

Henriette restait atterrée, partagée entre la rage d’être impuissante à se venger de l’insulte et la honte d’avoir pu être soupçonnée, elle, l’épouse honnête et fidèle, la mère bonne et dévouée.

Elle tressaillit, devinant derrière elle une présence ; René était dans le cadre de la porte, pâle et frémissant d’une colère à grand’peine contenue.

Il parla :

— Je suis déjà venu il y a une demi-heure, mais tu n’étais pas là !… J’ai guetté ton retour et je t’ai vue entrer, négligeant de refermer le portail. Alors, je t’ai suivie et je suis arrivé ici juste à temps pour entendre ce que disait cette misérable femme !…

— Ah ! j’ai dû employer toute mon énergie pour ne pas révéler ma présence !

— Mais il fallait te montrer, au contraire ; dire que tu es mon frère ; enfin, ne pas me laisser outrager de telle façon !…

René baissa la tête et s’excusa d’un ton humble :

— Pardonne-moi, chère sœur, si je ne l’ai pas fait. Je suis obligé de me cacher : j’ai tué un homme !…

Henriette se sentit parcourue d’un frisson d’angoisse et d’horreur !… Son frère, un assassin ?…

— Oui, poursuivait René, comme s’il avait deviné sa pensée ; oui, je suis un assassin, ou du moins, poursuivi comme tel. C’est un affreux malheur, qu’il me faut te dire en peu de mots, car on me cherche et le temps presse… Sans même me donner l’occasion de me défendre, mon patron prétendait que j’avais géré ma caisse d’une façon irrégulière, que j’avais commis des détournements ; enfin, il m’accusait de vol. Moi, un voleur !… Tu sais bien que cela n’est