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LA FLAMME QUI VACILLE

bout après la rafale, reprennent leur marche en avant.

Seconde rafale. Seconde hécatombe. Les rangs, plus clairsemés, avancent encore. De nouveau, ils sont décimés, mais d’autres suivent.

Si tous succombent, l’objectif est manqué. Si quelques-uns, par miracle, arrivent à contourner les infernales semeuses de mort, ils tombent sur les mitrailleurs qui, en se défendant, négligent les nouveaux rangs et sont bientôt submergés.

Les règles du jeu ne sont pas très compliquées : pour le mitrailleur, ne pas « en » laisser passer ; pour les assaillants, mourir ou marcher jusqu’à ce que l’un d’eux arrive vivant. Naturellement, chacun souhaite d’être celui-là : il sera héros au lieu d’être cadavre.

En attendant l’heure N, voilà un beau sujet de méditation pour les braves poilus de la Nème compagnie du 22e.

 

Le capitaine Julien Merville, commandant la compagnie, a vingt-cinq ans. Grand, mince et musclé, il a de la race ; son profil, énergique et distingué, est accentué par une fine moustache brune. On reconnaît en lui le descendant des gentilshommes pionniers, que le goût de l’aventure a conduits parmi les premiers en Nouvelle-France. Il a l’étoffe d’un guerrier et s’est, d’emblée, assimilé à la vie de combats. Il jouit d’une instruction assez solide, plus commerciale que classique, que ses parents, petits marchants peu fortunés, lui ont fait donner dans l’espoir que, mieux équipé qu’ils ne l’avaient été eux-mêmes, il réussirait mieux dans la lutte pour la vie.

À vingt-quatre ans, alors qu’il commençait à faire ses preuves dans le chemin des affaires, la guerre l’a soudainement jeté dans celui des armes. Il s’y est également vite distingué et, ses exploits mettant en relief ses réelles qualités de commandement, il a conquis, malgré sa jeunesse, le beau grade de capitaine.

Il songe à son vieux papa qui, ne pressentant pas tous les dangers de cette guerre, l’a vu partir avec une fierté presque joyeuse. Il songe à sa bonne maman qui, moins optimiste, verse bien des larmes, égrène des chapelets et fait brûler des cierges, pour son petit. Il voudrait relire ses lettres qu’il porte sur son cœur avec la médaille de la Vierge qu’elle a fait bénir pour lui, mais la crainte de paraître s’attendrir devant ses hommes l’en fait s’abstenir.

Ses yeux tombent sur le caporal Sarment, homme robuste et lourd, engagé volontaire à 45 ans. Celui-là du moins n’était pas obligé de venir se faire tuer ; bon compagnon de maçonnerie, il gagnait bien sa vie, celle de sa jeune femme et de sa petite Simone, qui, bien qu’elle n’ait que quatre ans, ne rit plus depuis qu’il est parti. Pourtant, quand il a su que la France était en danger, il a dit simplement : « J’y vais ! » On l’a plaisanté, on l’a blâmé, sa femme a pleuré et Simone l’a regardé de ses grands yeux tristes, pleins d’un tendre reproche. Il a laissé faire, il a répété : « J’y vais ! » et il y est allé.

En ce moment, il regarde une photographie. Comme sa femme est belle encore, malgré sa pâleur et les stigmates de la consomption. Si elle allait succomber tandis qu’il est au loin ! Et si lui-même… tout à l’heure… qu’adviendrait-il de l’enfant ?

Ses yeux se mouillent. Il caresse, de sa grosse main qui tremble un peu, l’image de ces deux êtres, qui sont toute sa vie et qu’il a sacrifiés cependant pour venir tuer des « boches. »

Son front se durcit. Peu logique, mais obstiné, c’est aux Allemands qu’il en veut. Le voilà paré pour l’attaque.

Il range sa photographie et serre sa sacoche de grenades en marmonnant :

— Ben ! on va en tuer, bout de tornon !

Et, impatient maintenant, il attend l’heure N.

 

Et l’heure N arriva.

— En avant, mes braves ! dit le capitaine sur un ton calme. Il sort de la tranchée et se met en marche, sans même se retourner. Il sait que les autres suivent.

Peu à peu, on se lâche les coudes, on s’éparpille. Le tir des alliés s’allonge, mais celui de l’ennemi se déchaîne, essayant d’enrayer l’attaque.

C’est le temps de « la fuite en avant. » On ne peut pas courir, le terrain est trop défoncé, les réseaux de fil de fer pas assez parfaitement coupés. On marche, l’oreille aux aguets. Quand le vrombissement d’un obus semble indiquer que « c’est pour nous, » on se jette à plat ventre dans un trou. Il est vrai que l’obus peut tomber sur vous et vous pulvériser, il peut aussi tomber proche et vous enterrer ou vous déchiqueter, il peut encore tomber très loin et vous envoyer un petit éclat à travers le crâne. Et puis, il y a ces satanés 87 autrichiens qui ne « miaulent » qu’en frappant.

N’importe ! Dans le trou, on se sent un peu à l’abri et on peut reprendre haleine. C’est un répit.

On repart et, de trou en trou, d’aplatissement en rebondissement, il y en a qui sortent de la zone bombardée.

Rosaire Sarment tombe soudain sur le capitaine qui, à semi-enseveli, lutte contre l’étouffement. Il l’aide à se dégager. On souffle un peu. Autour d’eux, dans d’autres trous, résonne le bruit mat de corps qui tombent ou qui se jettent, morts ou vivants, blessés ou indemnes, geignant ou sacrant.

Merville et Sarment se remettent en marche. Malgré la brume et la fumée, il vient, à droite et à gauche, des ombres qui avancent aussi.

Avec un serrement de cœur paternel, le capitaine se demande combien il en reste.

Tac-a-tac-a-tac-a-tac !

Les mitrailleuses s’éveillent. Les ombres se font plus rares. Les deux hommes avancent.

Tac-a-tac-a-tac-a-tac !

Le capitaine est seul maintenant ; Rosaire, blessé, a ralenti. Mais d’autres ombres surgissent de la brume. On arrivera peut-être au but. Pas tous, évidemment !

Tac-a-tac-a-tac-a-tac !