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LA FLAMME QUI VACILLE

— Oh ! pardon, Monsieur Merville.

— Bonjour, Mademoiselle Sarment… Oh ! que vous êtes gentille ! Des roses ! Moi, qui les aime tant !

— Mais ce n’est pas pour vous !

— Oh ! pardon !

Elle rougit, craignant que sa franchise n’ait déplu à son patron, puis elle crut devoir expliquer :

— C’est mon père qui vient de me les apporter en revenant d’une course.

— Ne vous excusez pas, je plaisantais. Ces superbes fleurs vous conviennent d’ailleurs bien mieux qu’à moi !

Flattée du compliment, elle répliqua gentiment :

— Mais je veux bien vous en donner une, si vous le permettez, de la part de papa.

— Mais comment donc ! J’en serai charmé.

En recevant la fleur, il en huma le parfum avec délices, les yeux fermés, puis tenta de l’épingler au revers de son habit. Mais il ne parvint qu’à se piquer :

— Aïe !

— Oh ! vous vous êtes fait mal.

— Non, j’ai été surpris, simplement.

— Désirez-vous que je l’attache ?

— Si vous voulez bien, parce que moi, je suis trop maladroit !

.........................

Il est probable que si Madame Merville avait pu assister à cette scène, elle aurait pu éprouver quelque inquiétude. Elle se serait bien trompée cependant.

Comme il le lui avait dit lui-même, son mari était trop franc et loyal pour courir la prétentaine. Il n’y avait eu qu’un amour dans sa vie ; cet amour, incendie au début, n’était plus qu’un feu couvant sous la cendre, mais jamais il n’en rechercherait un autre, préférant conserver intacts les beaux souvenirs de cette flambée, se contentant d’en recueillir les dernières étincelles, avec le secret espoir qu’un événement heureux viendrait le ranimer.

N’eût-ce été ce sentiment de loyauté envers celle que Dieu lui avait donnée pour compagne, il eût d’ailleurs trouvé odieux d’être seulement effleuré d’un désir, en présence de cette enfant si pure, son employée, la fille de son vieux compagnon d’armes.

Il est vrai qu’il ne pouvait se défendre d’éprouver une grande affection pour la délicieuse jeune fille, dont la beauté morale semblait surpasser encore le charme physique, mais ce sentiment était d’ordre essentiellement spirituel et pouvait être celui d’un bon oncle ou d’un grand frère.

De son côté, Simone était trop foncièrement honnête et pieuse, trop raisonnable et mûrie par la misère, pour jamais penser à une intrigue quelconque.

Certes, elle éprouvait une grande admiration, fort naturelle, envers le bienfaiteur et l’ami de son père, mais son cœur, elle le réservait tout entier à son cher vieux papa et à celui qui deviendrait son époux.

Tout ce qu’on pouvait reprocher à ces êtres d’élite, c’était que dans leur absolue confiance en soi, dans leur impeccable pureté, ils se souciaient pas suffisamment des apparences. Sûrs d’eux-mêmes, il ne pensaient pas que les autres pouvaient douter d’eux.

Merville, particulièrement, péchait par imprudence, et la suite de ce récit montrera bien quelles malheureuses conséquences eussent pu en résulter.

Sans la moindre arrière-pensée, il avait été conduit, par l’ennui et les circonstances, dans l’intimité de la famille Sarmant et s’y était complu : un jour, après une scène pénible avec Cécile, il était arrivé au bureau, morne et préoccupé. À la fermeture, il se trouva un instant seul avec Rosaire et fut frappé de l’expression de joyeuse insouciance qu’il lut sous ses rides, reflet visible de la satisfaction, après le devoir accompli, de redevenir un être libre et d’aller retrouver son chez-soi. Alors, Julien songeant à l’amertume de ses propres loisirs, ne put s’empêcher de s’étonner :

— Qu’est-ce que vous faites de vous le soir ?

À son tour, le bonhomme parut tout surpris de cette question :

— Comment, ce qu’on fait de nous ? Mais… on rentre tout bonnement à la maison. Je lis mon journal, pendant que la petite fait son ménage. Après souper, des amis viennent, on joue une partie de cartes, la petite fait chauffer une bonne tasse de café, et puis, on jase, on conte des histoires. Ah ! je vous assure bien qu’on ne s’ennuie jamais !

Après le départ de ses employés, Merville était resté dans son bureau, fumant et rêvant dans l’obscurité : triste rêverie où il revoyait les humbles veilles de son enfance et les bonnes soirées passées autrefois avec sa jeune femme à contempler des dossiers, à discuter des projets, ou bien en visite chez les vieux.

Pauvre père, si accueillant et si jovial ! Sa mort avait posé comme un voile de crêpe sur la vie de ceux qui restaient.

Quand il rentra chez lui, après s’être longtemps attardé au bureau, Julien trouva un mot laissé par Cécile où, en termes polis, sans faire la moindre allusion à son retard, elle l’invitait à aller la retrouver à une partie de bridge chez des amis.

Trop las de cœur pour faire bonne contenance devant des gens qui lui étaient presque étrangers, il téléphona pour s’excuser, prétextant un malaise.

Il tenta de lire mais, ouvrant un livre, pris au hasard, il tomba sur ce sous-titre :

« L’argent ne fait pas le bonheur ».

Il replaça le livre, fit faire une flambée dans la cheminée et, enfoncé dans un fauteuil, regarda danser la flamme, qu’avec amertume, il lui arrivait souvent de comparer à la merveilleuse passion qui avait illuminé quelques années de sa vie.

Tandis qu’il rêvait, la flamme tombait peu à peu. Bientôt, il n’y eut plus qu’un rougeoiement de braise. Demain, les cendres seraient obscures et froides.

Demain ?… Était-il possible que son sublime roman d’amour devint bientôt cette triste chose : « un peu de cendres obscures et froides ».