Page:Nel - La flamme qui vacille, 1930.djvu/22

Cette page a été validée par deux contributeurs.
20
LA FLAMME QUI VACILLE

tout de même pas me faire une scène de jalousie, à propos de rien.

— De rien ? Ce n’est pas très poli. Si elle t’entendait !

— Oh ! tu es ridicule à la fin !

— Merci !

Ce « ridicule » et le ton du « merci » constituaient le signal du combat. Julien attaqua :

— Parfaitement, ridicule ! Voyons ! Depuis douze ans que nous sommes mariés, as-tu jamais eu le moindre reproche à m’adresser ? T’ai-je jamais causé le moindre soupçon ? Non !… Jamais !… D’ailleurs, je ne la connais pas, cette petite ! Je ne l’ai jamais vue avant aujourd’hui. Elle est la fille de Rosaire Sarment, un brave homme, qui fut caporal sous mes ordres, pendant la guerre et qui… qui a eu des malheurs depuis, à cause d’une blessure, d’une blessure inguérissable. De plus, c’est Mélanie qui me la présente, en me promettant qu’elle donnera satisfaction. N’est-ce pas logique que je l’engage ? Voyons, n’est-ce pas tout naturel ?

— Mais oui !

— Alors ?

Cécile sentit que le moment de la riposte était venu. Elle se lança :

— Alors ?… quand j’engage un chauffeur, un larbin, ou un cuisinier, je ne lui serre pas la main avec émotion en le regardant dans le blanc des yeux !… Et elle ! la petite gueuse ! Elle te dévorait !

— Oh ! oh !

— Elle t’envoûtait ! Elle t’ensorcelait !

— Voyons, Cécile !

— Pauvre naïf !… Ah ! que vous êtes faciles à enjôler, vous autres, hommes !… Il suffit d’un petit trémolo dans la voix, d’une fausse larme qu’on fait le geste d’essuyer et vous êtes roulés, conquis, vaincus !… Et ce n’est pas par sensibilité, par amour du prochain. Non, c’est par vanité, par un faux amour-propre. Le voilà, votre point faible, votre talon d’Achille, c’est votre fatuité. Alors que nous, les honnêtes femmes, prendrions pour un outrage les flatteries ou les œillades d’un rustre, vous, les hommes, au moindre sourire, vous vous dandinez, un simple clin d’œil, et vous vous pavanez, un compliment banal, ou intéressé, et vous faites la roue comme un paon… ou comme un dindon !

Soulagée par cette injure, Cécile souffla. Pour Julien, le moment était venu de se disculper, posément, en exposant les faits avec logique, sans ironie et sans passion ; mais il est rare qu’on se montre fin diplomate dans une discussion conjugale. Aussi prit-il immédiatement le sentier attrayant de l’ironie pour se laisser bientôt entraîner dans le torrent tumultueux de la passion :

— Tu as terminé ? railla-t-il. Mes compliments. Très jolie, ta petite sortie, mais bien imméritée, en ce qui me concerne du moins. Où m’as tu vu me dandiner, me pavaner, faire la roue ? Tu m’as vu ému, sincèrement ému, par la rencontre imprévue d’un de mes anciens braves, que la nation ingrate laisse végéter dans la misère, avec une plaie non refermée, ému par la joie enfantine de ce bon vieux à la pensée que j’allais lui trouver de l’ouvrage, qu’il pourrait se rendre utile et gagner sa vie, ému par la reconnaissance de cette enfant qui, en me remerciant, ne songeait qu’au bonheur que j’apportais à son vieux père, ému enfin, par la satisfaction de pouvoir donner un peu de joie à des braves gens qui en méritent et qui en manquent. Voilà ce que tu as vu. Rien que cela, je te le jure. Et tu le sais bien, d’ailleurs. Et c’est ce qui m’horripile ! Ces nobles émotions, ces beaux sentiments, ta vaine jalousie voudrait les transformer en… saletés, en turpitudes !

— Julien !

— Oh ! ne te révolte pas ! Regarde-moi plutôt !… Est-ce que j’ai l’air d’un Don Juan ? qui court les aventures galantes ? Est-ce que j’ai l’air d’un Tartuffe qui médite la séduction d’une honnête jeune fille ? Enfin, oui ou non, est-ce que j’ai l’air d’un libertin ?

Ne rencontrant pas de résistance, il reprit, adouci :

— Ou d’un brave homme et d’un bon mari ?

Dans le fond de son âme, Cécile savait bien qu’il disait vrai. Un soupçon de repentir lui tira une larme. Aussitôt, lui, s’attendrit :

— Chère petite tête folle !… Ne pleure pas, voyons. Tu sais que je t’aime bien et que, depuis douze ans, je n’ai aimé que toi !… Allons, un petit sourire, un petit rayon de soleil après l’orage !

Comme il savait encore se faire doux et câlin, prenant et séduisant ! Dans ces moments-là, elle retrouvait, près de lui, le bonheur des années enfuies. Elle sourit à son rêve.

— À la bonne heure ! s’exclama-t-il gaiement.

— Tu ne m’en veux pas ?

— Mais non, voyons, c’est oublié.

— Tu m’aimes ?

— Je t’adore !

Les nuages noirs semblaient dissipés, mais ce n’était qu’une éclaircie ; l’orage veillait encore, menaçant.

Julien crut bon de trouver une diversion, sans se douter qu’il se jetait au devant des coups :

— Ah ! fit-il, j’ai reçu une invitation des Falcondraie, pour mardi. Irons nous ?

— Oh ! oui, je voudrais bien… mais…

— Je sais !… Tu n’as rien à te mettre sur le dos ?

— Dame ! Rien d’inédit.

Julien ne se sentait guère l’envie de recommencer la discussion. Aussi, bien que la garde-robe de sa femme fut une des plus riches de la ville, il rédigea un chèque libéral, qu’il lui tendit, en disant négligemment :

— Tiens ! ça suffira ?

— Pour une robe ? Mais c’est trop, beaucoup trop !

— Eh bien s’il t’en reste, tu feras la charité avec ! Tu es contente ?

— Oh ! oui, je vois d’ici la robe que je ferai faire. Oh ! très simple, mais chic :

N’est-ce pas que je serai belle ?

— Plus que belle : ravissante.

— Et que tu seras fier de moi ?

— Plus que fier : jaloux !

Il l’embrassa avec tendresse. La sonnerie de l’horloge le fit sursauter :

Allons, ma chérie, il faut que je me sauve !

Elle le retint :