mâcher, elle n’était certes pas dangereuse pour la paix du ménage. Elle s’informa :
— Ainsi, vous allez quitter mon mari ?
— Faudra bien ! Polyte est dans les affaires. Il tient une « shop de plumber and boiler-maker. » Il avait besoin d’une comptable. C’est bien pour ça qu’il « me marie, le velimeux ! »
— Vous manquerez beaucoup à Monsieur Merville.
— C’est bien ce que j’ai pensé. Aussi, j’ai amené mon amie, Mademoiselle Simone Sarment. C’est une perle, Madame Merville, une vraie perle, gaie comme un pinson, douce comme un agneau, sage comme une image et courageuse comme… comme moi. Si Monsieur Merville l’engage, je la mettrai au courant du travail de la « boîte »… oh ! pardon, je veux dire : du bureau, et je vous assure que Monsieur Merville sera très content d’elle.
Cécile regarda sans aucune sympathie cette charmante jeune fille, très jolie, mais d’un type diamétralement opposé au sien.
Alors que les cheveux de Cécile étaient blonds comme les blés, ses yeux bleus comme le myosotis, alors qu’elle offrait un embonpoint parfait, à la Vénus, contenu par les exigences de la mode, alors qu’elle présentait un profil de médaille, Simone avait cheveux d’ébène, yeux de jais, profil délicat, empreint de sensibilité, et taille menue.
Toutes deux pouvaient être considérées comme deux modèles de beauté entièrement différents.
Visiblement hostile, mais toujours femme du monde, elle pria les visiteurs de s’asseoir, sans prêter grande attention au bonhomme d’une soixantaine d’années, à l’allure humble et gênée.
— Vous allez m’excuser, n’est-ce pas ? Monsieur Merville ne saurait tarder. Au revoir !
Ayant prononcé ces mots avec un peu d’affection, elle sortit, guindée, mais toujours élégante.
Simone ne put s’empêcher de s’exclamer :
— Comme elle est belle, Madame Merville !
— Bah ! répartit Mélanie en minaudant, toutes les femmes sont belles… seulement, nous n’avons pas toutes le même genre de beauté.
— Elle a l’air si distingué !
— Oui… un peu trop même !
Et l’incorrigible moqueuse se mit à imiter en la chargeant un peu, la sortie, un peu prétentieuse de Cécile :
— Vous allez m’excuser, n’est-ce pas ?… Monsieur Merville ne saurait tarder. Au revoir !
La caricature était si drôlement faite que Simone s’esclaffa, d’un rire jeune et musical, ce qui lui attira ce compliment :
— Mais, chère petite Simone, tu es cent fois plus jolie, avec tes grands yeux vifs, ton beau rire franc et joyeux et ta petite robe de quatre sous !
— C’est ça, moque toi de moi, protesta la jeune fille gaiement.
Puis, redevenue soudain sérieuse, elle ajouta :
— Tout de même, elle m’intimide cette belle dame.
— Je comprends ça !… Avec le regard de poisson frais qu’elle t’a décoché !… Mais ne t’en fais pas. Ce n’est pas elle qui est le « boss » ! le « boss, » c’est un chic type !
Elle s’arrêta net, confuse et balbutiante, malgré son aplomb, en se trouvant tout à coup devant son patron qui venait d’entrer, juste pour s’entendre déclarer « chic type. »
Il sourit avec bonté et son regard chercha le visiteur au nom familier. Il le reconnut aussitôt, malgré ses cheveux blancs et sa mine affaissée :
— Sarment ! Mon brave Sarment !
Instinctivement l’autre salua militairement, en s’écriant :
— Mon capitaine !
— Ah ! non, protesta Julien. Il n’y a plus de capitaine. La guerre est finie, Dieu merci ! Et puis, donne-moi la main.
— Oh ! mon cap… Monsieur Merville. Je suis bien fier de vous serrer la main.
— Et moi, donc ! J’en suis fier comme le jour où j’ai épinglé la croix d’honneur sur ta poitrine. Tu t’en souviens ?
— Si je m’en souviens !… Les camarades alignés, au port d’armes, les clairons qui sonnent, les tambours qui battent, le drapeau qui claque dans le vent, les salves d’honneur ! Ah ! il y avait tout de même des beaux moments !
— Oui, des beaux moments… et des beaux souvenirs !
Julien s’inclina devant la jeune fille, en disant :
— C’est ta fille ?… Mademoiselle, votre papa est un héros. Son dévouement m’a sauvé la moitié de ma compagnie !… Mes pauvres enfants !… Ah ! sans lui… bien peu seraient revenus, ce jour-là. Aussi, nous l’aimions tous !… C’est curieux tout de même comme après… on se perd de vue.
— Oui, ne put s’empêcher de murmurer Rosaire, après… on oublie vite. La patrie elle-même a la mémoire courte.
— Tu as eu du malheur ? Pauvre vieux !… Et ton ruban ?… Tu ne le portes pas !
— Non, je ne voulais pas le traîner dans la misère.
— Il faut le porter. La misère n’est pas une honte. Et puis, vois-tu, ces choses-là, ça ne se salit pas, ça nettoie !
Et détachant la barrette qu’il portait au revers de son veston, au-dessous de la rosette de la Légion d’Honneur, Merville l’agrafa sur la poitrine de son ancien compagnon d’armes, qui, immobile, au garde à vous, s’efforçait à ne pas pleurer.
Les deux hommes se saluèrent militairement, puis échangèrent une poignée de mains, tandis que Merville déclarait :
— Comme ça, j’aurai eu l’honneur de te décorer deux fois !
Puis, il s’informa :
— Et ta blessure ?
— Incurable !… C’est bien pour ça que la vie est si dure.
— Assieds-toi. Nous verrons à cela !
— Eh bien ! Mélanie, qu’y a-t-il ?
Alors, Mélanie, fit, en sanglotant, cette réponse imprévue :
— Je vais me marier !