Page:Nel - La flamme qui vacille, 1930.djvu/11

Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
LA FLAMME QUI VACILLE

VI

CÉCILE DE KERLEGEN — DAME DE LA CROIX ROUGE


Quand la guerre éclata, Cécile avait dix-huit ans. Elle vivait avec son père, capitaine de vaisseau en retraite, dans le vieux et modeste manoir de Kerlegen, à un kilomètre de la petite ville bretonne de Landerneau. Bien que de vieille noblesse — les ancêtres avaient porté le titre de seigneurs de Kerlegen — la famille était financièrement déchue et depuis plusieurs générations, leurs propriétés ayant été hypothéquées, puis morcelées et vendues, les seigneurs de Kerlegen devaient chercher dans des emplois modestes, les subsides nécessaires à une existence austère, mais digne, ainsi qu’à l’entretien du vieux manoir, dont ils n’avaient jamais consenti à se défaire.

Cécile n’avait pas connu sa mère, morte en lui donnant le jour. Une fille du pays, Anne-Marie Lekerdec, l’avait nourrie et pour ainsi dire élevée, car son père revenait qu’à de rares intervalles, entre deux voyages, passer quelques jours au château.

Il arrivait toujours chargé de cadeaux pour son enfant. D’abord c’étaient des jouets bizarres et variés, provenant des quatre coins de la terre, puis des bibelots et des livres, beaucoup de livres, car il tenait à ce que la dernière descendante des Kerlegen fut une demoiselle distinguée, qu’un prince charmant ne manquerait pas plus tard de remarquer.

Romanesques, tous les marins le sont, aussi tous les bretons, qui croient encore un peu aux Korrigans et aux loups-garous.

Élevée par la bonne Anne-Marie, humble et rustique, mais croyante et superstitieuse à la fois, traitant sa petite maîtresse comme si elle eût été une reine, instruite par un vieux prêtre retraité, qui partageait ses loisirs entre l’éducation de sa jeune élève et des essais littéraires, abreuvée de romans de voyages et d’aventures par son père, le capitaine au long cours, Cécile de Kerlegen devint, à dix-huit ans, la plus romanesque petite personne qu’on pût rêver.

Forcément volontaire et capricieuse, puisque tout son entourage la traitait en enfant gâtée, ambitieuse et confiante en l’avenir, puisque dans les romans merveilleux, qui avaient été les compagnons de son âme, tout finissait dans la gloire et le bonheur, elle était très mal armée contre les embûches de la vie. Cependant, elle avait pour la protéger des mauvaises tentations, la croyance et le respect de Dieu, d’hérédité comme d’éducation ; elle avait aussi une saine horreur du mal, tant du fait de l’atavisme que par l’exemple journalier des braves gens qui l’entouraient.

Au physique, c’était un enchantement : profil délicat et vraiment aristocratique que réchauffait la flamme d’un regard franc et mobile, reflet d’un cœur noble et sensible.

Peu après la déclaration de la guerre, le capitaine de Kerlegen, retraité depuis plusieurs années, apprit, par une dépêche de son ami, Verderok, inspecteur maritime à Brest, que « La Vaillante », la frégate qu’il avait commandée pendant tant d’années, avait été coulée, sans avertissement par la torpille d’un sous-marin boche. Tout l’équipage avait péri.

Le capitaine de Kerlegen revit, en un instant, les visages rudes de ses compagnons ; il eut voulu pleurer, mais les larmes ne vinrent pas ; à leur place, ce fut la colère qui monta, rage impuissante.

Soudain se dressant, il montra le poing à l’ennemi imaginaire et cria, oubliant la présence de sa fille :

— Ah ! les cochons ! les cochons ! puis il tomba foudroyé par l’apoplexie.

Quelques jours après ce pénible événement, Madame Coubès, la tante et marraine de Cécile, vint chercher sa nièce. Anne-Marie versa des larmes abondantes en quittant sa petite maîtresse ; elle fut chargée de la garde du manoir. Et Cécile fut amenée à Paris, dans l’appartement modeste, mais propret de Madame Veuve Coubès. Elle y pleura beaucoup et s’y ennuya davantage, car la brave et bonne femme, qui avait épousé jadis un petit mercier de la rue des Martyrs, avait une âme simple et domptée, qui convenait fort peu aux goûts raffinés et romantiques de Mademoiselle de Kerlegen.

Madame Coubès, qui était foncièrement bonne, fit tout son possible pour distraire et consoler sa petite filleule. Croyant qu’elle ne pourrait jamais la comprendre, elle y renonça bientôt sans toutefois cesser de l’aimer, et ce fut un vrai soulagement pour elle lorsque Cécile exprima le désir de s’enrôler dans la Croix-Rouge. La brave dame y consentit sous la réserve, bien entendu, que, vu son jeune âge, elle ne quitterait pas son foyer.

Et c’est ainsi que nous trouvons Cécile de Kerlegen, infirmière bénévole à l’Hôpital de la Madeleine.

Et c’est ainsi que le capitaine Julien Merville l’y rencontra.


VII

L’AMOUR GUETTE


Dans sa jolie chambre, assis dans son lit, le capitaine Julien Merville, dégustait une cigarette, en se livrant à une rêverie morose.

Le brave Sarment, qu’il avait eu tant de joie à retrouver, était venu la veille lui faire ses adieux, et, maintenant, l’officier canadien se sentait bien seul, n’espérait aucune visite.

C’est à ce moment qu’elle apparut.

Good morning, sir !

En entrant, elle avait vu l’uniforme britannique accroché au porte-manteau, et elle était heureuse de montrer sa connaissance de l’anglais.

— Bonjour, mademoiselle ! répondit Julien Merville en souriant.

Était-ce un sourire de malice, à la pensée qu’il allait la surprendre par son français impeccable ?

N’était-ce pas plutôt l’expression spontanée