me le ferait un chevreau libéré de son entrave, et ce sont de nouveaux rires, provoqués par un couple d’amoureux dont les yeux, perdus dans un rêve d’avenir, semblent regarder passer un tram. On rit encore des canards, qui se dandinent en allant se réfugier dans le lac, des cygnes, qui font un peu peur quand ils avancent leur bec menaçant, des fameuses gondoles aussi, qui ont fait des petits depuis le temps de l’échevin Noé.
Enfin, voici un banc isolé où l’on va pouvoir faire la dînette, entrecoupée de nouveaux rires et de bribes de chansons ! Ce sont encore des cris de joie quand les miettes du festin sont jetées aux canards cocasses ; encore des rires, pendant que s’organisent des jeux enfantins ! Toutes ces petites figures anémiées se colorent, s’animent de plaisir, de grand air et de mouvement. Sous les rayons adoucis du soleil à son déclin, dans la verdure renaissante, la jeunesse laborieuse oublie les soucis quotidiens pour chanter, avec l’exubérance des âmes innocentes, l’hymne du Printemps.
Tout à coup, une exclamation peureuse jaillit des lèvres de Jeannette :
— Y doit être tard !
Brutalement, le voile se déchire, le beau rêve s’envole, la réalité s’impose.
Les gamines se regardent avec inquiétude. La plus hardie se décide à interpeller un passant :
— Eh ! m’sieu ! quelle heure qu’il est ?
— Sept heures.
— Quoi ?… Déjà ? »
C’est une panique ! Sept heures !…
La troupe joyeuse se disloque rapidement, silencieusement. Sur les joues, les belles couleurs s’évanouissent, l’éclat des yeux fait place à un regard furtif et inquiet, et baissant la tête, courbant l’échine, chacune des fillettes se hâte vers le logis triste et sombre où l’attendent les réprimandes… ou les coups.
Sur la rue Sherbrooke, Jeannette marche très vite, tremblante de crainte. Maintenant que la joie est tombée, elle réalise les conséquences probables de son escapade ! Non seulement sa petite paye est entamée, mais elle est en retard.
À la pensée de l’accueil qui l’attend, elle sent fléchir ses genoux. Elle marche le plus rapidement possible, mais le chemin lui semble interminable. Et, près d’elle, les automobiles glissent silencieusement, sans effort, sur l’asphalte ; elles passent et s’éloignent si vite, si vite… que bientôt elles ne sont plus que des points noirs, là-bas, très loin.
Ah ! si elle en avait une à sa disposition, elle serait vite chez elle !…
Elle songe au conte de la bergère, qu’elle a lu, étant toute petite.
La bergère était allée voir sa grand-mère au village voisin et se hâtait pour regagner la maison avant la nuit. Car la nuit, les loups hurlaient dans le bois et mangeaient les petites bergères attardées sur le chemin. Un violent orage éclata, obligeant la bergère à se réfugier dans une cabane abandonnée. L’orage passé, elle reprit sa route à grand pas, mais la nuit aussi, venait à grand pas et, dans le lointain, la bergère affolée voyait briller les yeux des loups. Un grand bruit la fit se retourner brusquement. Un beau carrosse, traîné par de fringants coursiers, s’approchait à vive allure. Malgré sa terreur, la petite bergère se rangea sur le bord de la route pour saluer le voyageur, car elle avait reconnu l’équipage du fils du roi. Celui-ci fit arrêter ses chevaux et pria la jolie bergère de prendre place à son côté. Il la reconduisit jusqu’au village où il revint bientôt pour l’épouser. Ils vécurent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants.
Sans ralentir sa marche, Jeannette rêve au prince jeune et beau qui prenait pour compagne une humble bergère et, oubliant son inquiétude, elle sourit à son rêve.
Mais non, elle ne rêve pas !
Un jeune homme, qui a peut-être vu son sourire et l’a pris pour lui, arrête son automobile au bord du trottoir, soulève son chapeau et ouvre la portière en disant :
— Vous semblez bien pressée, mademoiselle ; me permettez-vous de vous reconduire ?
Jeannette hésite, regarde la voiture, regarde l’homme et, mise en confiance, accepte en remerciant et donnant son adresse.
— Je ne peux pas tourner ici, dit le jeune homme, nous prendrons Amherst.
L’auto file à vive allure ; Jeannette songe