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L’EMPOISONNEUR

rent le second étage, un spectacle impressionnant s’offrit à leur vue : la pièce du fond, celle qui donnait sur la rue, était la proie des flammes, mais, dans le vestibule, un blessé se traînait, demandant grâce, tandis qu’un vieillard au visage sinistre, attendait en ricanant les bras croisés. Il cria simplement :

— Vous ne m’aurez pas et vous ne saurez jamais qui je suis !

« Puis, sans leur laisser le temps de revenir de leur surprise, il saisit le blessé et, le traînant à la remorque, il se précipita dans le brasier.

« Ne pouvant songer à l’y suivre, les policiers cédèrent le terrain aux pompiers, qui ne tardèrent pas à être sur les lieux de la tragédie et qui, à l’heure actuelle, luttent encore contre les flammes. »

Enfin, dans le troisième article, paru quelques jours après le précédent, on lisait que les constables ayant participé au siège, avaient reconnu une photographie de la « galerie des criminels » pour être celle du vieillard mystérieux. Suivait une longue liste des crimes qui lui étaient imputés et cette énumération établit de façon indéniable qu’il s’agit bien du terrible personnage mentionné dans ce récit sous deux de ses noms de guerre : Lorenzo Lacroix et Grimard.

Ce « démon de la nuit » avait couronné sa carrière criminelle par un forfait épique, empreint d’horreur et de décorum : cette rébellion contre la société, ce combat sans merci contre les forces municipales, ce suicide peu banal, aggravé du plus horrible assassinat, tout cela portait bien la marque de fabrique de ce « cabotin » du crime. Fidèle à son habituelle manie, jusque dans la mort, il avait entraîné dans son sillage, son dernier complice, sa dernière victime.


VII

UN RÊVE


Après avoir relu ces notes, hâtivement jetées sur le papier, je me suis endormi et j’ai fait un rêve étrange et charmant que je veux conter ici, car il se rattache étroitement aux événements relatés dans ce récit.

Dans mon rêve, je me suis vu tout à coup transporté en l’année 1940, le premier janvier ; installé devant mon « radio-photo », j’échangeais avec mes amis sourires et bons souhaits. L’un d’eux, paraissant trente-cinq ans environ et répondant au nom d’Hector Labelle, exploitait une riche plantation de café, au Brésil. Je décidais d’accepter son invitation à dîner et je donnais l’ordre d’apprêter mon yacht aérien, tandis que je téléphonais à un autre ami commun, manager du « Little Palace », théâtre de quinze mille sièges, à New-York, pour lui offrir de le prendre en passant, ainsi que sa famille.

Une heure plus tard, je survolais l’Hudson ; en apercevant la terrasse du « Little Palace », je signalais mon arrivée par radio ; presqu’aussitôt, un hélicoptère s’éleva, perpendiculairement au sol, coupant la route suivie par mon avion ; j’étendis ma passerelle extensible pour cueillir l’hélicoptère au passage et j’avais bientôt la joie de recevoir dans mon salon, mon ami Charlot, sa charmante moitié, Arabella Papin et trois superbes garçons âgées respectivement de huit, dix et douze ans ; après les premières effusions, je rendis libre l’hélicoptère, qu’un dispositif ingénieux d’aimantation ramenait à son garage sans le concours d’un pilote.

Charlot, qui passait à peine la trentaine, était un gros homme affable et jovial, doué d’une verve intarissable, et la matinée me semble courte à écouter ses facéties de joyeux vivant, en admirant les magnifiques panoramas des deux Amériques.

À midi moins le quart, nous survolions La Platta et j’eus bientôt localisé l’hacienda de nos amis Labelle qui d’ailleurs, se rendirent sur leur terrace en recevant notre signal d’arrivée. Près d’Hector, une jeune et belle femme souriait aimablement ; son visage rayonnait de bonheur et nous aurions difficilement reconnu en elle la pauvre petite héroïne de ce roman, si ce n’avait été grâce au regard céleste, qu’elle avait toujours conservé, au milieu des peines et des joies de son existence si inégale.

Comme nous achevions de saluer nos amis, un jouet bizarre, construit un peu comme une immense sauterelle, s’approcha, bondissant par-dessus les dépendances de l’hacienda et vint s’arrêter devant nous. Sur le corps de ce gigantesque criquet métallique, était juché un garçonnet de dix ans, aux yeux noirs, à la mine alerte et décidée. Presqu’aussitôt, une jolie poupée sortit d’une salle d’étude souterraine ; en