Page:Nel - L'empoisonneur, 1928.djvu/63

Cette page a été validée par deux contributeurs.
62
L’EMPOISONNEUR

pour empêcher sa gentille voisine de devenir la femme de l’antipathique morticole.


V

UNE JOURNÉE MOUVEMENTÉE


Dans la nuit qui suivit, Jeannette ne parvint pas à trouver dans le sommeil, l’oubli de ses peines. Elle était désormais fiancée, elle qui s’était cependant bien juré de ne jamais appartenir à un autre qu’Hector, et juste au moment où elle venait de donner son consentement à un mariage qui lui répugnait, elle apprenait que l’homme qu’elle aimait, à qui elle avait jadis donné sa parole, était toujours resté fidèle à leur engagement.

Elle eût voulu pouvoir se dire qu’elle n’avait pas le droit, dans ces conditions, d’accorder sa main au docteur, de désappointer ainsi celui qui ne l’avait pas trahie, mais elle comprenait bien que ce raisonnement satisfaisait son désir bien plus que son devoir. Avant tout, sa mission était de sauver sa petite sœur ; elle n’y faillirait pas et puisque, pour cela, il fallait qu’elle devînt Madame Noirmont, puisqu’il fallait qu’elle renonçât au bonheur, elle viderait jusqu’au bout la coupe amère du sacrifice.

Cependant, durant les jours qui suivirent, malgré les instances du docteur, elle ne pouvait se décider à fixer la date du mariage ; elle sentait bien que ce jour-là verrait pour elle le début d’un long supplice et, d’instinct, ne pouvait se résoudre à le déterminer.

Ceci ne faisait pas précisément l’affaire des deux coquins, qui avaient hâte de pouvoir poursuivre l’exécution de leur plan criminel et surtout d’en recevoir le profit. Aussi, un conseil de guerre fut-il tenu dans la loge du concierge et il y fut décidé de brusquer le cours des événements en provoquant une nouvelle alerte.

Ils en guettèrent vainement l’occasion tout un après-midi, mais Jeannette ne quitta pas l’enfant ; aussi, quand, à la tombée de la nuit, ils virent enfin la jeune fille partir aux provisions, ils s’empressèrent de mettre son absence à profit.

Comme d’habitude, Noirmont devait faire le guet dans la loge, en attendant que son oncle ait réussi à faire prendre le narcotique par la malade ; puis, sitôt celle-ci endormie, le pseudo-docteur monterait, sur le coup de sonnette du concierge, et ferait la piqûre.

Le hasard semblait servir les criminels car le vieux portier trouva Blanche endormie ; il s’approcha à pas de loup de la petite table et versa la drogue.

Mais, comme il se redressait, il poussa soudain un cri terrible et s’effondra sur le plancher, en proie à une frayeur indicible : un spectre était devant lui, une forme blanchâtre, ressortant dans la pénombre, et une voix sépulcrale le menaçait ainsi :

— Du royaume des ténèbres, d’où je viens, j’ai vu tous tes crimes et je veux que tu les avoues toi-même à cette enfant dont tu viens troubler le sommeil !

Nous l’avons vu au cours de ce récit, celui qui s’était gagné le titre de « Roi du Crime », n’était certes ni naïf, ni peureux ; mais cette apparition de l’au-delà, dans la demi-obscurité, au moment où il était persuadé d’être seul près de sa victime, avait complètement bouleversé ses nerfs ; toutes les croyances superstitieuses de son enfance le reprenaient, le dominaient, annihilant ses facultés de réflexion et de présence d’esprit.

Aussi, au lieu de songer à fuir, tomba-t-il à genoux, en implorant :

— Grâce !… Grâce !… Pitié !… Qui es-tu donc, toi qui me poursuis ?

Le fantôme sembla glisser plus près de lui et répondit sur un ton terrible :

— Je suis le père de cette enfant !

— Quoi, s’écria le misérable atterré, c’est toi, Joseph, toi que j’ai tué ?

— Oui, répondit l’étrange visiteur, oui, c’est moi, Joseph Lespérance, que tu as tué, comme tu voulais maintenant tuer mon enfant !

— Non, non, je voulais seulement lui verser un narcotique. Ce n’est pas moi qui la tue, c’est mon neveu avec ses remèdes ! Grâce !… Pitié !…

— Non ! Pas de pitié pour les canards boiteux ! s’écria alors le fantôme, changeant de voix et de style ; et jetant sur son piteux adversaire le drap qui le recouvrait, Charlot se mit en devoir de prouver qu’il existe des esprits frappeurs. Mais comme, décidément, il tenait de sa mère, le brave garçon ne restait pas muet et, tout en tapant de son mieux, il donnait libre cours à sa faconde :

— Tiens, vieux bandit !… Encaisse !…