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L’EMPOISONNEUR

Mais déjà, la grosse dame avait « enfourché son dada » :

— Et pourquoi ça, vous fâcher, mamzelle ? … Mais ça crève les yeux que mon garçon vous haït pas !… Et puis, c’est jamais moi qui le découragerais : je serais bien que trop fière de vous avoir pour bru !… Non, mais ça ferait y un tannant de beau couple, hein ?… C’est pas pour vanter ma marchandise, mais il est pas piqué des vers non plus, mon petit Charlot !… Allons, mamzelle Jeannette, avouez donc que c’est un beau gars !… Pis, avec ça courageux, serviable, toujours de bonne humeur !… C’est tout le portrait de sa mère, c’t’enfant-là !

Comme s’il avait deviné qu’on était justement en train de faire son panégyrique, le « petit » Charlot frappa, puis passa dans l’huis son visage franc et rieur :

— On ne vous dérange pas ?… Non, alors, j’entre tout entier ! Ça sera plus aisé pour jaser !

C’est que, à l’instar de sa mère, il aimait ça, « jaser », surtout avec une demoiselle aussi charmante que sa jeune voisine.

Le « petit » Charlot était un bon gros garçon d’une vingtaine d’années, pétri de bonté et de gaieté, avec des grands yeux bleus très doux, quoique remplis de malice et un beau sourire montrant largement une denture blanche et saine. Sans être, pour une âme romanesque, le type idéal du « héros », il méritait l’épithète de « beau gars » que sa maman, dans sa légitime fierté, ne lui ménageait pas.

Les familles Papin et Lespérance avaient déjà voisiné autrefois, dans le fond de cour de la rue Demontigny et Charlot, enfant, avait souvent joué avec la petite Jeannette et surtout avec Hector Labelle.

Après s’être perdues de vues, — Jeannette ayant voyagé — les deux familles se trouvaient rassemblées dans le même quartier.

Les gens de la classe ouvrière, surtout parmi les Canadiens français, ont tendance à se maintenir dans le quartier où s’est écoulé leur jeunesse et, s’ils sont parfois obligés de s’éloigner, ils pensent toujours à revenir à leur faubourg, à leur paroisse, au clocher natal. Jeannette n’avait pas échappé à cet aimant et, ayant rencontré Madame Papin, elle était venue s’installer, sur son conseil, dans la maison où vivait déjà la brave dame. Cette dernière, restée sans ressources après la longue maladie et la mort de son mari, avait décidé de se contenter d’un petit logement pour elle et son fils ; tous deux travaillaient en manufacture et économisaient dans le but de remonter plus tard une maisonnette, un nid familial.

À l’entrée de son fils, Madame Papin esquissa un sourire plein de tendresse et de fierté, mais le transforma aussitôt en un « pincement de bec » sévère et réprobateur :

— Comment ? s’exclama-t-elle avec indignation, tu me dis pas que t’es sorti sans ton « capot » ?

— Mais il faisait chaud, maman. C’est notre première journée de printemps !

— Ça fait pas de différence !… Y a un proverbe qui dit :

En avril,
Découvre-toi pas d’un fil !

— Mais, maman…

— Ferme-toi, mon crapet !… Pis, arrête de me contredire quand je parle !… Haïssable, va !… T’es ben tout le portrait de feu ton pauv’père !

— Tiens, fit remarquer Blanche en souriant, tout à l’heure vous disiez que c’était tout votre portrait !

— Ben, j’vas vous dire : Sur le côté des qualités, pis du physique, y tient de moi, mais pour ce qui est des défauts, par exemple… ah ! ben, mon doux !… Y a tout pris ça du bonhomme !

Malgré cette sortie, Charlot, pas trop intimidé et très intrigué, demanda en se dandinant :

— Alors, comme ça, vous parliez de moi quand je suis entré ?

— Oui, déclara Jeannette, Madame Papin et Blanche parlaient de vous !

La petite rectifia :

— Oh ! Jeannette aussi parlait de vous !

— Ah ! ah ! fit Charlot, visiblement intéressé… Et que disait donc de moi Mamzelle Jeannette ?

— Ma sœur disait que vous avez les yeux croches, les jambes aussi, un gros nez, une grande bouche et des oreilles géantes !

Charlot, tout décontenancé, restait bouche bée, tandis que Jeannette, suffoquée, protestait en balbutiant :

— Mais elle ment effrontément ! Je n’ai jamais dit ça ! Je disais…