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L’EMPOISONNEUR

comme quelqu’un qui joue un rôle et qui s’oublie, il prenait un ton bref et cassant. Ses cheveux noirs, parsemés de rares fils d’argent, étaient séparés au milieu de la tête par une raie impeccable et, quoique assez fournis retombaient vers les tempes, lisses, aplatis. Son regard sombre, dans lequel passait parfois un éclair, était le plus souvent fuyant, et s’aggravait d’un monocle à cordon noir ; sa bouche, saine et bien dessinée, était gâtée par un pli ironique et dédaigneux ; ses mains longues et froides, molles et blanches avaient des gestes reptiliens ; la cassure de son dos enfin lui donnait l’attitude du fauve aux aguets.

Ce portrait suffit à justifier l’impression qu’il produisait sur une fillette débile et sensible ; cependant, n’avait-il pas donné la preuve indiscutable de son dévouement, de son désintéressement ?

D’abord, le père Grimard, le vieux concierge de l’immeuble, qui, lui aussi, accablait ses jeunes locataires de bontés leur avait chaudement recommandé le docteur Noirmont et ce dernier s’était bien montré digne de cette référence, puisque, non seulement il soignait l’enfant d’une manière remarquable, mais encore, sachant les orphelines peu fortunées, il n’acceptait d’elles aucune rétribution.

Cependant, la répulsion de Blanche était si forte, que, sur ses instances, Jeannette s’était vue un jour dans l’obligation de prier le docteur de cesser ses visites ; aussitôt. l’état de l’enfant avait empiré ; au bout de quelques jours, une forte hémorragie semblait mettre ses jours en danger. Un nouveau médecin, appelé en hâte, fut impuissant à enrayer les ravages du mal. Le vieux père Grimard, qui venait chaque jour prendre des nouvelles, finit par pleurer à chaudes larmes, disant que ce serait un crime de tenir plus longtemps éloigné le docteur Noirmont, le seul à pouvoir triompher de ces terribles crises d’hémophilie.

Ayant convaincu facilement Jeannette, qui se désespérait, le bonhomme avait téléphoné au médecin, le suppliant d’oublier, de pardonner l’affront qu’il avait reçu et de venir sauver l’enfant.

Sans hésiter, le docteur Noirmont avait répondu à son appel, et, sans un mot de reproche ou de triomphe, il avait rapidement et efficacement combattu la maladie.

Jeannette rappelait ces faits à sa sœur et concluait :

— Il est tellement bon qu’il n’a pas voulu que je lui fasse des excuses.

— Je crois bien, répondait malicieusement la fillette.

— Que veux-tu dire ?

— Que ce n’est pas pour mes beaux yeux qu’il me soigne !

Jeannette fut gênée par cette réflexion un peu impertinente. Elle s’avouait que l’attitude du docteur était quelquefois gênante, quand il plongeait son regard dans le sien avec trop d’insistance ou quand il exprimait avec trop de chaleur son admiration pour le dévouement de cette sœur aînée, devenue une petite maman ; mais ne se montrait-il pas toujours parfaitement respectueux à son égard ?

C’est ce qu’elle fit remarquer à Blanche, qui cependant ne put se contenir de raisonner :

— Alors, comment expliques-tu qu’il nous soit si dévoué, ce bon docteur, qui refuse même d’être payé ?

— Mais simplement parce qu’il est bon ! répartit la jeune fille.

Puis, elle ajouta avec une grande douceur empreinte de mélancolie :

— Ah ! ma pauvre chérie, cela me fait beaucoup de peine de te voir si désabusée à ton âge. Tu ne veux pas croire à la bonté et, lorsqu’on t’en témoigne, tu cherches toujours à quel motif secret on obéit. Tu finiras même par douter de moi !

— Oh ! non, grande sœur chérie, je sais que tu es bonne, très bonne pour moi et je t’aime bien, va !

— Il faut aimer aussi tous ceux qui te veulent du bien et qui te le prouvent !

— Ça, je ne peux pas !… Je n’aime que les gens qui ont des yeux dans lesquels on peut lire la bonté. Pour ça, il faut qu’ils nous regardent en face. Moi, quand on me regarde de côté, comme ça, je me méfie. C’est pourquoi je n’aime pas le docteur… ni M. Grimard.

— Comment ? le père Grimard ?… Mais il nous prouve chaque jour sa bonté !

— Oh ! ça fait rien, y regarde comme ça !

Et la petite faisait une grimace, essayant de se donner l’expression sournoise des traîtres de mélodrames ; aussitôt, sa physionomie se détendait dans un bon sourire :

« Tandis que toi, quand tes yeux rencon-