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L’EMPOISONNEUR

de la beauté, ce charme personnel qui peut éveiller la sympathie, sinon l’amour.

Elle avait cependant une bonne âme, pieuse et charitable, mais les manières rigides et concentrées qu’elle affectait ordinairement et le soin qu’elle apportait à cacher ses moindres émotions, lui donnaient un air égoïste et distant, qui décourageait les meilleures volontés. D’ailleurs, se voyant dédaignée, comme oubliée, par les hommes, elle les méprisait un peu.

Elle était la sœur de Joseph Lespérance, le mari de la défunte.

Celui-ci sortit à son tour. Il offrait avec sa sœur un contraste frappant : c’était un homme d’environ trente-cinq ans, au profil énergique, souligné par une forte moustache brune et des sourcils en broussailles. C’eût été un très bel homme sans l’expression vulgaire, brutale même, qui gâtait sa physionomie, et que venait aggraver une indolence du regard, un abaissement des coins de la bouche, flétrissures dans lesquelles un observateur exercé peut reconnaître les stigmates du vice, les traces imprimées par l’ivrognerie ou les excès de toutes sortes.

Pour le moment, il présentait l’aspect d’un ouvrier gêné dans son costume du dimanche, ennuyé d’une corvée trop longue et se disant intérieurement :

« Que j’ai donc hâte que ce soit fini ! »

Par contre, la petite fille qu’il tira hors de la voiture, d’une manière un peu brusque, était l’image vivante de la douleur, de cette douleur profonde et silencieuse, qui semble être l’anéantissement de soi-même, et à laquelle on se croit incapable de survivre.

Jeannette Lespérance avait douze ans. Ses cheveux blonds et frisés, ses yeux d’un bleu limpide, lui donnaient l’apparence d’un ange, mais elle évoquait aussi la fragilité de ces fleurs chétives et délicates qu’on rencontre parfois au bord d’un sentier aride.

C’est qu’en effet, la pauvrette avait déjà senti la griffe cruelle de la misère ; malgré le dévouement, malgré les prodiges d’économie de sa mère, l’ombre de la faim avait souvent effleuré de son aile sinistre le pauvre logement, situé au fond d’une cour de la rue Demontigny.

Pourtant, Joseph Lespérance était un habile ouvrier.

Oui, mais la Françoise était une adroite commerçante ! Et la Françoise tenait, dans une impasse de la rue Cadieux, un de ces bouges où, pour un prix modique — relativement, — on obtient, à n’importe quelle heure, un verre de mauvais whiskey. Cette femme pouvait avoir quarante ans, et, quoique vieillie avant l’âge par une vie trop irrégulière et mouvementée, elle possédait ce qu’on est convenu d’appeler de beaux restes. Elle avait dû être une fière gaillarde dans son temps, la Françoise, et même encore, au moment présent, malgré son embonpoint excessif et la couperose qui colorait son nez et ses pommettes, elle n’était pas désagréable à regarder. Elle s’était assuré la clientèle de Joseph Lespérance par deux procédés classiques dans n’importe quel commerce ; une « belle façon » et du crédit. À chaque visite, on inscrivait sur un petit carnet des barres représentant le nombre de verres consommés et, le jour de la paye, on additionnait les barres pour établir le montant de la dette. Joseph payait sans rechigner : il aurait préféré négliger le carnet de l’épicier que celui de la Françoise, car il n’aurait pu renoncer à la douce joie d’aller chaque soir chez elle, vider quelques verres et lui faire de grossiers compliments sur ses charmes un peu mûrs ; compliments qu’elle accueillait avec l’indulgence et la bonne humeur qui conviennent dans ce genre de commerce, sans toutefois laisser la conversation s’engager sur un terrain trop glissant, car, malgré son genre de vie, elle n’était pas complètement dévergondée.

La Françoise descendit donc de la seconde voiture, ayant tenu à donner à son fidèle client cette marque de sympathie, peut-être intéressée. D’ailleurs, il y avait de la place, car, avec elle, cette voiture ne transportait que deux personnes : Madame Labelle, voisine de cour de la famille Lespérance, accompagnée de son fils Hector, un beau garçon d’une quinzaine d’années.

Sitôt descendu de voiture, Hector s’approcha de la petite Jeannette, qui lut dans son regard tant de compassion et de sympathie qu’elle en fut un peu réconfortée.

Mademoiselle Juliette Lespérance s’engouffra sous la voûte de la chapelle, avec l’air d’une personne habituée à ce genre de cérémonie, car la digne demoiselle n’en était pas à son premier deuil. Ses compagnons la suivirent.