châtiment soit plus grand, mieux proportionné à l’énormité du crime ?
Ne vient-il pas de manifester sa puissance en plaçant sur son chemin son enfant, dont la rencontre lui a broyé le cœur, et cette femme, cette Lise, qui peut le perdre, la seule peut-être capable de découvrir la supercherie et de le livrer à la justice ?
Le rictus de bravade s’est changé en une crispation de peur, car le cauchemar fait naître à présent des fantômes accusateurs :
Une jeune fille, le doigt tendu, lui répète douloureusement :
« Tu as déshonoré ceux qui portent ton nom ! »
Une jeune femme se dresse et le menace :
« Je vais venger mon mari que tu as tué ! »
Il veut se défendre, protester de son innocence, mais une autre silhouette surgit, pâle et ensanglantée, Paul Gravel est là et son silence, sa plaie béante, son regard de surprise et de reproche, accusent plus que des paroles.
Les efforts que fait Joseph, pour repousser ces visions justicières, l’éveillent. Promptement, il écarte le rideau et ouvre la fenêtre, soulagé de voir le jour et de respirer l’air frais du matin, délivré enfin du rêve d’épouvante.
Quelques heures plus tard, il quitte Providence et se sauve loin, bien loin, vers un pays où il compte pouvoir s’étourdir en déployant son activité dans des entreprises industrielles, un pays où villes et usines sortent de terre comme des champignons, depuis que les capitaux américains sont venus exploiter le pouvoir des torrents canadiens, le pays de la « houille Manche », le lac Saint-Jean.
XIII
AU LAC SAINT-JEAN
Dans une de ces villes qui depuis quelques années ont pris un essor extraordinaire, Joseph Lespérance, sous l’identité de Paul Gravel, a vu la chance lui sourire dans les entreprises les plus hasardeuses.
Depuis six mois qu’il est installé dans la région, il a presque doublé la fortune usurpée. Il jouit de l’estime de la population, qui, très américanisée, éprouve une grande admiration pour tous ceux qui réussissent. La villa qu’il habite est ultra-moderne, confortable et somptueuse ; un maître d’hôtel stylé est à son service et son bootlegger attitré le fournit de la meilleure boisson.
Il jouit béatement de sa vie d’industriel chanceux, ayant sous ses ordres des génies à salaire qui pallient son incompétence. Ses remords et ses craintes sont oubliés et, avec son insolent succès, il s’est forgé une doctrine athéiste, primitive et brutale, égoïste et cynique, qui le met à l’abri de tout scrupule.
En somme, il croit avoir atteint l’apogée du bonheur dans le crime et par le crime.
C’est pourquoi peut-être Dieu juge le moment venu de lui rappeler son existence.
Un homme est devant lui, dans son bureau, ayant demandé une audience, et cet homme est le chef de police.
— Mon cher Monsieur Gravel, lui demande-t-il à brûle-pourpoint, connaissez-vous Luc Valade ?
— Mon Dieu ! je ne le connais pas personnellement, mais ce nom a déjà été prononcé en ma présence. Ne tient-il pas un débit de boisson clandestin ?
— Justement. Cet homme est actuellement sous les verrous. Il a demandé l’autorisation de vous téléphoner pour obtenir son cautionnement, affirmant qu’il vous connaissait et que vous ne pouviez lui refuser ce service.
— Quelle impertinence !
— J’ai bien pensé qu’il voulait nous « bluffer » et je n’ai pas permis qu’il vous importunât !
— Je vous remercie, chef, vous avez eu parfaitement raison. Je ne connais ce triste sire que par la rumeur publique et je me soucie peu de venir en aide à ces infâmes tenanciers, à ces empoisonneurs publics !
— Celui-ci a l’audace d’affirmer qu’il a eu l’occasion de vous rendre quelques petits services autrefois, à La Tuque, puis à Timmins. Enfin, il a tellement insisté que j’ai pris sur moi de venir vous trouver confidentiellement afin d’avoir un démenti de votre bouche aux prétentions insolentes de cet individu !… Je suis heureux de constater que vous n’avez aucune accointance avec lui et je ne suis pas fâché, d’autre part, de le garder à l’ombre pendant quelques temps. Sur ce…