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L’EMPOISONNEUR

déroula devant son esprit comme sur un écran magique.

Il se revit délaissant le logis calme et honnête, pour le « blind pig » de la Françoise ; puis, tandis que le chef de famille se dévoyait, s’avilissait, l’ange gardien du foyer mourait de misère et de chagrin. Alors, venaient des années troubles de débauches alcooliques avec sa nouvelle compagne. Des souvenirs pénibles, de ceux qu’on n’évoque pas sans avoir une bouffée de honte, remontaient à son cerveau. N’avait-il pas fait une vraie martyre de sa fille, cette chétive enfant, si douce et si bonne ? … Sa Jeannette !… Ah ! comme il eut voulu la voir devant lui pour se jeter à genoux et implorer son pardon !…

Lancinante, la vision de son premier crime envers la société venait le hanter !

Ce misérable, forçant le tiroir de son contremaître, dérobant la paye de ses camarades, dressé, un marteau à la main, prêt à tuer plutôt qu’avouer, si son vol était découvert, c’était lui !

Ce fugitif, affolé de crainte et de remords, se mutilant pour se rendre méconnaissable, c’était lui !

Ce tricheur, acoquiné avec l’infernal Lorenzo pour dépouiller des partenaires trop confiants, c’était lui !… Toujours lui !…

Et enfin, le dernier crime, le plus hideux ! …

À celui-là, il ne voulut pas songer et, pour en chasser la hantise, il saisit un flacon de « scotch » et s’en servit une large rasade.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le petit jour transperce l’opacité du rideau. Sur le guéridon, la bouteille est vide. Dans le fauteuil, l’homme dort, d’un sommeil lourd, agité !

Le cauchemar, qu’il a repoussé de toute sa volonté, tant qu’il était éveillé, l’a repris, est venu s’imposer en maître à son esprit, dans le sommeil de l’ivresse.

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Un homme est penché sur lui, le soignant, le ranimant, lui donnant à boire. Puis, le voici dans le camp de l’inconnu, les oreilles toutes vibrantes encore d’un vacarme de fer et de vapeur.

Des jours ont passé et il partage toujours l’abri de cet homme froid et taciturne, qui physiquement, lui ressemble d’une façon étrange.

Peu à peu, l’un et l’autre ont laissé échapper quelques bribes du passé, dans le besoin d’extérioriser leurs pensées dominantes. Maintenant, le fugitif recueilli connaît tous les secrets de son hôte et conçoit l’horrible projet.

Un soir, il revient seul au camp, les vêtements et les mains souillés de sang et de boue. Là-bas, bien enfoui, sous un épais taillis, repose le corps de celui qui lui a offert l’hospitalité, de celui qui lui a confié ses malheurs et le mystère de sa vie, de celui dont il a, pendant des mois, partagé l’existence rude et aventureuse et que, cependant, il vient de tuer, lâchement, traîtreusement, pour lui voler ses papiers d’identité et se substituer à lui.

Puis, viennent des semaines de solitude dans la forêt vierge, semaines consacrées à un patient travail de métamorphose.

Enfin, le jour est venu de récolter le fruit du crime !

Joseph Lespérance, penché sur le miroir, y voit l’image de Paul Gravel, un peu marquée peut-être, mais suffisamment ressemblante, avec la chevelure brune rejetée en arrière et la petite moustache taillée, pour que même des intimes n’aient aucun soupçon.

Au contact de Paul, Joseph a même affiné son langage, copié sur lui ses manières ; l’ancien ouvrier ivrogne peut passer pour un gentleman dévoyé et désabusé.

En même temps qu’il transformait sa physionomie, il travaillait le coup de plume, se souvenant des leçons du sieur Lorenzo, et il signe aujourd’hui le nom de sa victime d’une façon impeccable.

Dès lors, il peut rentrer dans la civilisation sans être le paria qui se cache, le fugitif qu’on poursuit et il peut jouir en paix de la fortune. Ses chèques, signés Paul Gravel, sont acceptés sans hésitation et, de ce fait, une somme considérable se trouve à sa disposition.

Un rictus tire la face blême du dormeur, rictus de défi à la société qui n’a pas su le démasquer, à la conscience qui ne sait plus le torturer, à Dieu qui ne sait pas le punir. Dieu ?…

Peut-être attend-il son heure pour que le