petit Jacques que ces voyages fréquents fatiguent ; pourquoi n’en feriez-vous pas autant pour votre petite malade ? Je connais bien Lina et je puis vous assurer que les enfants seront bien soignés chez elle ; quant au prix de la pension, ne vous en inquiétez pas ; je le prends à ma charge. D’ailleurs, je paye un bon salaire. Est-ce convenu ?
— J’ai peur que ma petite Blanche ne puisse s’habituer à être séparée de moi.
— Les enfants s’habituent très vite à tout quand ils se trouvent bien. Réfléchissez que cette solution est la meilleure que vous puissiez trouver dans l’intérêt même de la pauvre petite.
— J’aurai moi-même beaucoup de peine de la quitter, mais je me rends bien compte que c’est le seul moyen de l’empêcher d’être misérable. Vous êtes bonne, madame, et je serai heureuse de vous servir. »
Cinq jours plus tard, Jeannette suivait sa maîtresse à Toronto ; la petite infirme, plus raisonnable que la plupart des enfants de son âge, s’était résignée à rester avec des étrangers plutôt que d’entraver l’avenir de sa sœur, à qui elle avait même caché ses larmes, pour ne pas lui ôter tout courage.
Jeannette était bien triste aussi, malgré la pensée que l’enfant ne manquerait de rien et malgré la vie confortable qu’elle-même menait à présent ; mais elle était si habituée au chagrin que la période actuelle lui semblait une trêve ; il est bon de se sentir à l’abord du besoin quand on a vu de près la misère et son triste cortège.
Les deux jeunes femmes voyagèrent ainsi tout l’automne, puis, l’hiver venu, l’artiste signa un contrat de plusieurs mois avec un théâtre du Broadway, à New-York. Jeannette fut chargée d’aller à Montréal chercher Jacques et Blanche et, dans un superbe appartement du « Riverside » des jours enchantés s’écoulèrent.
Au printemps, les enfants furent conduits de nouveau chez Lina, à la ferme, où d’ailleurs, ils s’étaient beaucoup plu l’automne précédent ; puis, l’artiste et la soubrette repartirent pour un nouveau circuit.
XI
LE MONDE EST PETIT
Tous les gens qui mènent une vie nomade ; représentants de commerce, promoteurs, artistes, propagandistes, ont eu l’occasion de constater la fréquence et l’étrangeté de certaines rencontres.
Le populaire, a trouvé, pour extérioriser cette observation, une expression caractéristique :
« LE MONDE EST PETIT ! »
Oui, le monde est petit !… Et ce chapitre le prouve.
En avril 1926, la délicieuse ville de Providence eut, pendant trois jours, la visite du cirque Baldwin, événement tout naturel puisque cette entreprise de renommée mondiale fréquente tous les grands centres.
Il est également assez naturel que Bebe Smith, le manager d’un des principaux théâtres de la ville, ait demandé à son agence de lui envoyer, pour lutter contre cette concurrence, une de ses meilleures attractions.
Et rien de plus naturel non plus que cette mission fut confiée à Lise de Beauval, la célèbre diva dont les succès ne se comptaient plus.
De sorte qu’en accompagnant sa maîtresse à Providence, Jeannette vit, en sortant de la gare, une immense affiche, sur laquelle une gracieuse écuyère, en corsage de satin blanc et tutu pailleté, chevauchait, sans se départir du sourire adéquat à la fonction, un cheval perpendiculairement cabré.
Avant même de lire le nom de Miss Arabella, Jeannette avait reconnu, ou plutôt deviné sa rivale, celle qui, — elle n’en doutait pas — était la cause de son abandon.
Elle eut la sensation qu’une aiguille était prisonnière dans son cœur, cherchant une issue, blessant le muscle sensible en mille endroits et, tout de suite, une curiosité ardente lui vint de savoir.
Savoir !… Oh ! oui ! Savoir s’il aimait cette femme, lui qui l’avait délaissée, trahie ! … Savoir s’il était heureux et si parfois, malgré tout, il n’avait pas une pensée — de regret peut-être — pour la petite amie d’enfance, fidèle et douce, que son oubli faisait souffrir !…
Elle se ressaisit aussitôt et prit en elle-même la résolution de chasser ce souvenir de son esprit et surtout — oh ! oui ! surtout ! — d’éviter une rencontre qui ne saurait être que pénible pour les deux.